Avant-propos
L'objet de ce livre n'est pas le vide, mais ce
qu'il y a autour, ou dedans. Au départ, il n'y a pas
grand chose: du rien, de l'impalpable, du pratiquement
immatériel. De l'étendue, de l'extérieur, ce qui est à
l'extérieur de nous, ce au milieu de quoi
nous nous déplaçons, le milieu ambiant,
l'espace alentour.
L'espace.
Pas tellement les espaces infinis, ceux dont le mutisme à force de se prolonger finit par déclencher de la peur, ni même les déjà presque domestiqués espaces interplanétaires/intersidéraux/intergalactiques: mais des espaces beaucoup plus proches (les villes, les campagnes, les couloirs du métro, un jardin public).
Pas tellement les espaces infinis, ceux dont le mutisme à force de se prolonger finit par déclencher de la peur, ni même les déjà presque domestiqués espaces interplanétaires/intersidéraux/intergalactiques: mais des espaces beaucoup plus proches (les villes, les campagnes, les couloirs du métro, un jardin public).
Nous vivons dans l'espace, dans ces espaces,
dans ces villes, dans ces campagnes, dans ces couloirs, dans ces
jardins. Cela nous semble
évident.
Peut-être cela devrait-il être effectivement évident. Mais cela
n'est pas évident, cela ne va pas de soi. C'est
réel,
et par conséquent c'est vraisemblablement rationnel.
On peut toucher,
on peut me se laisser aller à rêver
(rien ne nous empêche de concevoir des choses qui ne seraient ni des
villes ni des campagnes, ou bien de concevoir un métro en pleine
campagne). Ce qui est sûr en tout cas, c'est qu'à une époque sans
doute trop lointaine pour qu'aucun d'entre nous en ait gardé un
souvenir précis, il n'y avait rien de tout cela: ni
couloirs, ni jardins, ni villes, ni campagnes.
Le problème n'est pas tellement de savoir comment
on en est arrivé là, mais simplement de reconnaître qu'on
en est arrivé là, qu'on en est là: il n'y a pas un
espace, un bel espace tout autour de nous, mais il y a plein
de petits bouts d'espaces
(l'un de ces bouts est un couloir de métro, un autre un jardin
public, etc.). Un petit bout d'espace de taille plutôt modeste a
atteint des dimensions colossales et est devenu Paris, cependant
qu'un espace voisin s'est contenté de rester Pontoise. Un autre
encore, vaguement hexagonal, a été entouré d'un gros pointillé
(d'innombrables événements ont eu pour seule raison d'être le
tracé de ce pointillé) et il a été décidé que tout ce
qui se trouvait à l'intérieur de ce pointillé serait
colorié en violet et s'appellerait France,
alors que tout ce qui se trouvait à
l'extérieur du
pointillé serait colorié d'une façon différente et s'appellerait
autrement.
Bref, les
espaces se sont multipliés, morcelés et diversifiés.
Il y en a aujourd'hui de toutes tailles et de toutes sortes, pour
tous les usages et pour toutes les fonctions. Vivre,
c'est passer d'un espace à un autre, en essayant le plus possible de
ne pas se cogner.
- La page
«J'écris pour me parcourir»
(Henri Michaux).
1.
J'écris:je
trace des mots sur une page. Lettre à lettre, un texte se forme,
s'affirme, s'affermit, se fixe, se fige. Une ligne horizontale
noircit l'espace vierge, lui donne un sens, le vectorise de gauche à
droite, de haut en bas. Avant, il n'y avait rien; après, il n'y a
pas grand chose, sauf quelques signes qui suffisent pour qu'il y ait
un haut et un bas, un
commencement et une fin, une droite et une gauche,
un recto et un verso.
3.
J'écris:
j'habite ma feuille de
papier, je l'investis,
je la parcours. Je
suscite des blancs, des espaces, je vais à la ligne, je renvoie à
une note de bas de page, je change de feuille.
4.
Il y a peu
d'évènements qui ne laissent au moins une trace écrite. Presque
tout, à un moment ou à un autre, passe par une feuille de
papier, une page de carnet, un
feuillet d'agenda ou n'importe quel autre support de fortune (un
ticket de métro, une marge de journal, un paquet de cigarettes,
etc.) sur lequel vient s'inscrire l'un ou l'autre des divers éléments
qui composent l'ordinaire de la vie (adresse prise au vol,
rendez-vous noté à la gâte, remplissage d'un formulaire, liste des
emplettes, copie d'un texte, notes, travail littéraire, etc.).
5.
L'espace
commence ainsi, avec seulement des mots, des signes tracés sur la
page blanche.
Décrire l'espace: le nommer, le tracer, comme ces faiseurs de
portulans qui saturaient les côtes de noms de ports/caps/criques,
jusqu'à ce que la terre finisse par ne plus être séparée de la
mer que par un ruban continu de texte.
Espace
inventaire, espace inventé: l'espace commence avec cette carte
modèle qui, dans les anciennes éditions du Petit Larousse Illustré,
représentait sur 60 cm2
quelque
chose comme 65 termes géographiques: voici le désert, la source, le
fleuve, l'estuaire, la mer, le détroit, la presqu'île, les
montagnes, la ville, etc.
Simulacre
d'espace, simple prétexte à nomenclature:cet
espace suscité par les mots, ce seul espace
de dictionnaire/de
papier, s'anime, se peuple, se remplit. Des enfants jouent au ballon
sur la plage, les rues de la ville st pleines d'automobiles, il y a
des vaches dans les prés, des lavandières au bord de la rivière,
des bouquinistes le long des quais, un monsieur qui promène son
chien, des oiseaux dans les arbres, des gens qui font leur marché.
Les lecteurs lisent dans les bibliothèques, les professeurs font
leurs corps, les pianistes font leurs gammes, les écrivains alignent
des mots. Image
d’Épinal. Espace rassurant.
- Le lit
«Longtemps je me suis couché par écrit»
(Parcel Mroust).
1.
On utilise généralement la page dans le sens
de sa plus grande dimension. Il en va de même pour le lit. Le lit
est un espace rectangulaire, plus long que large, dans lequel ou sur
lequel on se couche communément dans le sens de la longueur. C'est
presque toujours un signe de catastrophe que de devoir y dormir à
plusieurs. Le lit est donc l'espace individuel par
excellence, l'espace élémentaire du corps (le
lit-monade), celui que même l'homme le plus
criblé de dettes a le droit de conserver. Les huissiers n'ont
pas le pouvoir de saisir votre lit. Cela veut dire aussi que
nous n'avons qu'un lit, qui est notre lit.
Quand il y a d'autres lits dans la maison ou l'appartement, on
dit que ce sont des lits d'amis ou des lits d'appoint.
2.
«Lit = île» (Michel Leiris).
Le lit: lieu de la menace informulée, espace
du corps solitaire encombré de ses harems éphémères, espace
forclos du désir, lieu improbable de l’enracinement, espace du
rêve et de la nostalgie œdipienne.
4.
Encore quelques banalités.
On passe plus du tiers de sa vie dans un lit.
Le lit est un des rares endroits où l'on se
tienne dans une position grosso modo horizontale.
- La chambre
1.
Je garde une mémoire exceptionnelle, je la
crois même assez prodigieuse, de tous les lieux où j'ai dormi. Il
me suffit simplement, lorsque je suis couché, de fermer les yeux et
de penser avec un minimum d'application à un lieu donné pour que
presque instantanément tous les détails de la chambre me reviennent
en mémoire, et pour que je ressente la sensation presque physique
d'être à nouveau couché dans cette chambre. Les souvenirs
s'accrochent à l'étroitesse de ce lit. L'espace ressuscité
de la chambre suffit à ranimer/ramener/raviver les souvenirs les
plus fugaces, les plus anodins comme les plus essentiels. La
seule certitude coenesthésique de mon corps dans le lit, la seule
certitude topographique du lit dans la chambre, réactive ma mémoire,
lui donne une acuité, une précision qu'elle n'a presque jamais
autrement. Comme un mot ramené d'un rêve restitue, à peine écrit,
tout le souvenir de ce rêve, ici le seul fait de savoir que le mur
était à ma droite, la porte à coté de moi à gauche, la fenêtre
en face, fait surgir, instantanément et pêle-mêle, un flot de
détails dont la vivacité me laisse pantois.
C'est sans doute parce que l'espace de la
chambre fonctionne chez moi comme une madeleine proustienne (sous
l'invocation de qui tout ce projet est évidemment placé) que j'ai
entrepris de faire l'inventaire aussi exhaustif et précis que
possible de tous les Lieux où j'ai dormi. Je n'ai
pratiquement pas commencé à les décrire mais je crois les avoir à
peu près tous recensés. Je ne suis pas encore définitivement fixé
sur la man dont je les classerai. Certainement pas par ordre
chronologique, sans doute pas par ordre alphabétique, peut-être
selon leur disposition géographique. Ou plutôt selon une
perspective thématique, qui pourrait aboutir à une sorte de
typologie des chambres à coucher:1) mes chambres, 2) dortoirs
et chambrées, 3) chambres amies), 4) chambres d'amis, 5) couchages
de fortune, 6) maisons de campagne, 7) villas de location, 8)
chambres d'hôtel, 9) conditions inhabituelles (nuits en train, en
avion, au poste de police, d'hôpital, blanches...).
C'est de souvenirs ressurgis de mes chambres
éphémères (celles où je n'ai passé que
quelques jours ou quelques heures) que j'attends les plus grandes
révélations.
2.
Lorsque, dans une chambre donnée, on change
la place du lit, peut-on dire que l'on change de chambre?
3.
Habiter une chambre, qu'est-ce que c'est?
Habiter un lieu, est-ce se l'approprier?
Qu'est-ce que s'approprier un lieu? A partir de quand un lieu
devient-il vraiment vôtre? Est-ce quand on
a mis tremper ses trois paires de chaussettes dans une bassine de
matière plastique rose? Est-ce quand on y a éprouvé les affres de
l'attente, ou les exaltations de la passion, ou les tourments de la
rage de dents? Est-ce quand on a tendu les fenêtres de rideaux à sa
convenance, et poncé les parquets?
4.
N'importe quel propriétaire de chat vous dira
avec raison que les chats habitent les maisons beaucoup mieux
que les hommes. Même dans les espaces les plus effroyables, ils
savent trouver les recoins propices.
- L'appartement
3.
Une chambre, c'est une pièce dans laquelle il
y a un lit; une salle à manger, c'est une pièce dans laquelle il y
a une table et des chaises, et souvent un buffet; un salon, c'est une
pièce dans laquelle il y a des fauteuils et un divan; une cuisine,
c'est une pièce dans laquelle il y a une cuisinière et une arrivée
d'eau; une salle de bains, c'est une pièce dans laquelle il y a une
arrivée d'eau au-dessus d'une baignoire; quand il y a seulement une
douche, on l'appelle salle d'eau; quand il y a seulement un lavabo,
on l'appelle cabinet de toilette; une entrée, c'est une pièce dont
au moins une des portes conduit à l'extérieur de l'appartement; une
chambre d'enfant, c'est une pièce dans laquelle on met un enfant. De
cette énumération que l'on pourrait facilement continuer, on peut
tirer ces 2 conclusions élémentaires:
- tout appartement est composé d'un nombre variable mais fini de pièces
- chaque pièce a une fonction particulière
Les appartements sont construits par des
architectes qui ont des idées bien précises sur ce que doivent être
une entrée, une salle de séjour, une chambre de parents, une
chambre de bonne, etc. Mais pourtant, au départ, toutes les
pièces se ressemblent: ce ne sont jamais que des espèces de
parallélépipèdes rectangles, ça a toujours au moins une porte. En
somme, une pièce est un espace plutôt malléable.
Dans la partition modèle des appartements
d'aujourd'hui, le fonctionnel fonctionne selon une procédure
univoque, séquentielle et nycthémérale: les activités
quotidiennes correspondent à des tranches horaires, et à chaque
tranche horaire correspond une des pièces de l'appartement. La
mère se lève et va préparer le petit déjeuner dans la cuisine,
l'enfant se lève et va dans la salle de bains, le père se
lève et va dans la salle de bain, le père et l'enfant
prennent leur petit déjeuner dans la cuisine, l'enfant prend
son manteau dans l'entrée, etc.
On remarquera que le salon et la chambre ont à
peine plus d'importance que le placard à balais: dans le placard à
balais, on met l'aspirateur, et dans la chambre on met les corps
fourbus. Ça renvoie aux mêmes fonctions de récupération et
d'entretien. Mon modèle ne serait pas modifié si, au lieu d’avoir
des espaces séparés par des cloisons, on envisageait un espace
unique (on aurait à la place de la cuisine un coin-cuisine, etc.).
Il faut sans doute un petit peu plus d'imagination pour se
représenter un appartement dont la partition serait fondée sur des
fonctions sensorielles:on conçoit assez bien ce que pourraient
être un gustatorium ou un auditoir, mais on peut se
demander à quoi ressembleraient un voisoir, un humoir ou un
palpoir...D'une manière à peine plus transgressive, on peut
penser à un partage reposant non plus sur des rythmes circadiens
mais sur des rythmes heptadiens: cela nous donnerait des appartements
de sept pièces (le lundoir, le mardoir, le mecredoir, le jeudoir,
le vendredoir, le samedoir et le dimanchoir). Ces deux dernières
pièces sont déjà abondamment commercialisées sous le nom de
«résidences secondaires».
4.
- d'un espace inutile. J'ai plusieurs fois essayé de penser à un appartement dans lequel il y aurait une pièce absolument et délibérément inutile, un espace sans fonction qui n'aurait servi à rien et renvoyé à rien, un espace a-fonctionnel. Il m'a été impossible, en dépit de mes efforts, de suivre cette image jusqu'au bout. Le langage lui-même s'est avéré inapte à décrire ce rien, ce vide, comme si l'on ne pouvait parler que de ce qui est plein, utile et fonctionnel. J'arrive quelquefois à ne penser à rien (comme lorsque je me rends compte que le métro vient de s'arrêter à Daumesnil), mais je ne suis pas arrivé à penser le rien. Comment penser le rien sans automatiquement mettre quelque chose autour de ce rien, ce qui en fait un trou, dans lequel on va s’empresser de mettre quelque chose? J'ai rencontré beaucoup d’espaces inutilisables et beaucoup d'espaces inutilisés. Mais je ne voulais ni de l'inutilisable, ni de l'inutilisé, mais de l'inutile. J'ai pensé à un roman de science-fiction dans lequel la notion même d'habitat aurait disparu, j'ai pensé à la nouvelle de Borgès L'immortel dans laquelle des hommes ont construit des palais en ruine et des escaliers inutilisables, j'ai pensé au vague souvenir d'un texte d'Heissenbüttel dans lequel le narrateur découvre une pièce sans portes ni fenêtres...Je ne suis jamais arrivé à quelque chose de vraiment satisfaisant. Mais je ne pense pas avoir complètement perdu mon temps en essayant de franchir cette limite improbable: à travers cet effort, il transparaît quelque chose qui pourrait être un statut de l'habitable.
5.
- Déménager. Quitter un appartement. Vider les lieux. Décamper. Faire place nette. Débarrasser le plancher. Inventorier, ranger, classer, trier, éliminer, jeter, fourguer, casser, brûler, décoller, dévisser, décrocher, débrancher, démonter, empaqueter, nouer, empiler, rassembler, entasser, ficeler, protéger, enlever, soulever, balayer, fermer, partir.
- Emménager. Nettoyer, vérifier, essayer, aménager, signer, attendre, imaginer, inventer, investir, équiper, installer, bricoler, fixer, punaiser, arpenter, peindre, gratter, s'admirer, s'énerver, s'impatienter, s'installer, habiter, vivre.
- Portes. On se protège, on se barricade. Les portes arrêtent et séparent. La porte casse l'espace, le scinde, interdit l'osmose, impose le cloisonnement. D'un côté il y a moi et mon chez-moi, le privé, le domestique (l'espace chargé de mes propriétés), de l'autre côté il y a les autres, le monde, le public, le politique. On ne peut pas aller de l'un à l'autre en se laissant glisser, on ne passe pas de l'un à l'autre: il faut un mot de passe, il faut franchir le seuil, il faut montrer patte blanche, il faut communiquer comme le prisonnier communique avec l'extérieur. Il est évidemment difficile d'imaginer une maison qui n'aurait pas de porte. J'en ai vu une un jour, construite par Franck Lloyd Wight: on commençait par suivre un sentier doucement sinueux, puis peu à peu comme par hasard, sans qu'à aucun instant on ait été en droit d'affirmer avoir perçu quelque chose comme une transition, une coupure, un passage, une solution de continuité, le sentier devenait pierreux, puis la pente du terrain commençait à ressembler très vaguement à un muret puis à un mur. Il était déjà trop tard pour savoir si on était dehors ou dedans. On avait l'impression que la maison s'était coulée dans sa colline comme un chat qui se pelotonne dans un coussin. La chute de cette anecdote est prévisible: des gardes surveillaient l'unique grille d'entrée du club de golf sur lequel était construite la maison.
- Escaliers. On devrait apprendre à vivre davantage dans les escaliers. Mais comment?
- Murs. Je mets un tableau sur un mur. Ensuite j'oublie qu'il y a un mur. Je ne sais plus ce qu'il y a derrière ce mur, je ne sais plus qu'il y a un mur, que ce mur est un mur, je ne sais plus ce que c'est qu'un mur, je ne sais plus que dans mon appartement il y a des murs, et que s'il n'y avait pas de murs il n'y aurait pas d'appartement. Le mur n'est plus ce qui délimite et définit le lieu où je vis, ce qui le sépare des autres lieux, il n'est plus qu'un support pour le tableau. Mais j'oublie aussi le tableau. J'ai mis le tableau sur le mur pour oublier qu'il y avait un mur, mais en oubliant le mur j'oublie aussi le tableau. Il y a des tableaux parce qu'il y a des mus. Les tableaux effacent les murs, mais les murs tuent les tableaux. Ou alors il faudrait changer continuellement, soit de mur, soit de tableau, mettre sans cesse d'autres tableaux sur les murs ou tout le temps changer le tableau de mur. On pourrait écrire sur ses murs, mais on ne le fait que très rarement.
- L'immeuble
- projet de roman. J'imagine un immeuble parisien dont la façade a été enlevée, de telle sorte que toutes les pièces qui se trouvent en façade soient instantanément et simultanément visibles. Le roman, dont le titre est La vie, mode d'emploi, se borne à décrire les pièces ainsi dévoilées et les activités qui s'y déroulent. Inventaire vertigineux des éléments de mobilier et des actions représentées.
- choses que, de temps à autre, on devrait faire systématiquement. Dans l'immeuble où on habite: aller voir ses voisins, regarder ce qu'il y a sur le mur qui nous est commun, vérifier ou démentir l'homotopie des logements, s'apercevoir que quelque chose qui peut ressembler à du dépaysement peut venir que l'on montera au 5ème alors qu'on habite au second. Dans les immeubles en général: les regarder, lever la tête, chercher le nom de l'architecte, la date de la construction, etc.
- La rue
1.
Il est prévu que les immeubles soient alignés,
et c'est une faute grave pour eux quand ils ne le sont pas: on dit
alors qu'ils sont frappés d'alignement, ce qui veut dire
qu'on est en droit de les démolir pour les reconstruire dans
l'alignement des autres.
L'alignement parallèle de 2 séries
d’immeubles détermine la rue. La rue est un espace bordé
de maisons; elle est ce qui sépare les maisons les unes des
autres, et aussi ce qui permet d'ailler d'une maison à l'autre,
soit en longeant, soit en traversant la rue. De plus, la rue est ce
qui permet de repérer les maisons. Le système de repérage
le plus répandu de nos jours et sous nos climats consiste à donner
un nom à la rue et des numéros aux maisons (l'appellation des rues
est un sujet extrêmement complexe et quant au numérotage il n'est
pas tellement plus simple).
A l'inverse des immeubles qui appartiennent
repique toujours à quelqu'un, les rues n'appartiennent en
principe à personne. Elles sont partagées entre la chaussée
(zone réservée aux véhicules automobiles) et les trottoirs (zones
réservées aux piétons). Les zones de contacts entre la chaussée
et les trottoirs permettent aux automobilistes qui ne désirent plus
circuler de se garer.
La plupart des rues sont équipées
d'aménagements spécifiques correspondant à différents services:
des lampadaires qui s'allument automatiquement, des arrêts auprès
desquels les usagers peuvent attendre l'arrivée des autobus ou des
taxis, des cabines téléphoniques, des bancs publics, des boites aux
lettres, des paniers réservés aux détritus, des feux de
circulation, des panneaux de signalisation routière.
Il est, en principe, toujours possible de
passer d'un côté de la rue à l'autre, en utilisant des passages
protégés. Le système des passages cloutés ou matérialisés ne
semble plus avoir l'efficacité qu'il eut sans doute jadis, et il est
souvent nécessaire de le doubler par un système de feux de
signalisation qui ont fini par susciter des problèmes de
synchronisation extraordinairement complexes que certains des plus
gros ordinateurs du monde et certains des esprits mathématiques
considérés comme les plus brillants de notre époque travaillent
sans relâche à résoudre.
3.
- travaux pratiques. Observer la rue, de temps en temps, avec un souci un peu systématique: noter le lieu, l'heure, la date, le temps, noter ce que l'on voit, ce qui se passe de notable. Se forcer à écrire ce qui n'a pas d’intérêt, ce qui est le plus évident, le plus commun, le plus terne. La rue: essayer de décrire la rue, de quoi c'est fait, à quoi ça sert; les gens dans les rues, les voitures, les immeubles, les magasins, les cafés. Ne pas écrire «etc.», se forcer à épuiser le sujet, même si ça a l'air grotesque, futile, stupide. S'obliger à voir plus platement. Déceler un rythme (le passage des voitures). Lire ce qui est écrit dans la rue (kiosques à journaux, affiches, panneaux, graffiti, prospectus jetés à terre, enseignes des magasins). Décrire le nombre des opérations auxquelles se livre le conducteur d'un véhicule automobile lorsqu'il se gare. Déchiffrer un morceau de ville: pourquoi les autobus vont-ils de tel endroit à tel autre? Qui choisit les itinéraires et en fonction de quoi? Les gens dans les rues: d'où ils viennent, où vont-ils, qui sont-ils? Essayer de classer les gens: ceux qui sont du quartier et ceux qui ne sont pas du quartier. Continuer jusqu'à ce que le lieu devienne improbable, jusqu'à ressentir pendant un très bref instant l'impression d'être dans une ville étrangère, ou mieux encore jusqu'à ne plus comprendre ce qui se passe ou ce qui ne se passe pas, que le lieu tout entier devienne étranger, que l'on ne sache même plus que ça s'appelle une ville, une rue, des immeubles, des trottoirs...
4.
- brouillon de lettre
- les lieux. En 1969, j'ai chois dans Paris 12 lieux dans lesquels j'avais vécu ou auxquels me rattachaient des souvenirs particuliers. J'ai entrepris de faire chaque mois la description de deux de ces lieux. L'une de ces descriptions se fait sur le lieu même et se veut la plus neutre possible; l'autre description se fait dans un endroit différent, et je m'efforce alors de décrire le lieu de mémoire, et d'évoquer à son propos tous les souvenirs qui me viennent. Lorsque ces descriptions sont terminées, je les glisse dans une enveloppe que je scelle à la cire. Je glisse dans les enveloppes divers éléments susceptibles de faire plus tard office de témoignage (tickets de métro, billets de cinéma, prospectus...). Je recommence chaque année ces descriptions en prenant soi grâce à un algorithme de décrire chacun de ces lieux en un mois différent de l'année, et de ne jamais décrire le même mois le même couple de lieux. Cette entreprise durera 12 ans, jusqu' ce que tous les lieux aient été décrits deux fois douze fois. C'est donc seulement en 1981 que e serai en possession des 288 textes issus de cette expérience. Ce que j'en attends n'est rien d'autre que la trace d'un triple vieillissement: celui des lieux, celui de mes souvenirs, et celui de mon écriture.
- Le quartier
1.
Le quartier a quelque chose d'amorphe. Le
quartier, c'est la portion de ville dans laquelle on se déplace
facilement à pied, c'est la partie de la vielle dans laquelle
on n'a pas besoin de se rendre puisque précisément on y est. Le
quartier est aussi la portion de la ville dans laquelle on ne
travaille pas:on appelle son quartier le coin où l'on réside.
Les lieux de résidence et les lieux de travail ne coïncident
presque jamais.
- la vie de quartier. Il y a les voisins, les commerçants, le tabac, la pharmacie, le café dont on est un habitué. On pourrait cultiver ces habitudes, aller toujours chez le même boucher, appeler la pharmacienne par son prénom: ça créerait un espace familier, ça susciterait un itinéraire, mais ça ne sera jamais qu'un aménagement douceâtre de la nécessité.
- la mort du quartier
2.
Je n'ai qu'une idée très approximative de ce
qu'est un quartier. Je me sers peu de mon quartier. Par rapport à
mon logis, mes principaux centres d'intérêt sont plutôt
excentriques. Pourquoi ne pas privilégier la dispersion?
Au lieu de vivre dans
un lieu unique, en cherchant vraiment à s'y
rassembler,
pourquoi n'aurait-on pas, éparpillées
dans Paris, cinq ou six chambres?
- La ville
1.
Ne pas essayer trop vite de trouver une
définition de la ville. D'abord, faire l'inventaire de ce
qu'on voit, recenser ce dont on est sûr, établir des
distinctions élémentaires (ce qui est la ville et ce qui n'est pas
la ville), s'intéresser à ce qui sépare la ville de ce qui n'est
pas la ville, regarder ce qui se passe quand la ville s'arrête
(exemple: les autobus à 2 chiffres roulent intra-muros, ceux à 3
chiffres à l'extérieur de Paris).
2.
Le vent souffle de la mer: les odeurs
nauséabondes des villes sont poussées vers l'est en Europe, vers
l'ouest en Amérique. C'est pour cette raison que les quartiers chics
sont à l'ouest à Paris (le Seizième, Neuilly, etc.) et à l'est à
New-York (East Side).
3.
Il y a quelque chose d'effrayant dans l'idée
même de la ville, on a l'impression qu'on ne pourra que s'accrocher
à des images tragiques ou désespérées: Metropolis, l'univers
minéral, le monde pétrifié.
Nous ne pourrons jamais expliquer ou justifier
la ville. La ville est là. La ville est notre espace et
nous n'en avons pas d'autre. Nous sommes nés dans des villes.
Nous avons grandi dans des villes. C'est dans des villes que nous
respirons. Quand nous prenons le train, c'est pour aller d'une ville
à une autre ville. Il n'y a rien d'inhumain dans une ville,
sinon notre propre humanité.
4.
- ma ville. Même si je le voulais, j'aurais du mal à me perdre dans Paris. Je sais presque toujours dans quelle direction prendre le métro, je connais l'itinéraire des autobus, le nom des rues ne m'est presque jamais étranger, les caractéristiques des quartiers me sont familières, de nombreux endroits se rattachent à des souvenirs précis. J'aime marcher dans Paris. Si j'en avais le temps, j'aimerais par exemple trouver un trajet qui, traversant Paris de part en part, n'emprunterait que des rues commençant par la lettre C.
5.
- villes étrangères. On étudie soigneusement le plan de la ville. On ne sait pas aller à la dérive, on a peur de se perdre. On ne marche pas vraiment, on arpente. On ne sait pas très bien quoi regarder. Aucun lieu ne se laisse rattacher à un souvenir, une émotion, un visage. Espace neutre, non encore investi, pratiquement sans repères: on ne sait pas combien de temps il faut pour aller d'un endroit à un autre, du coup on est toujours terriblement en avance. Deux jours peuvent suffire pour que l'on commence à s'acclimater. On commence à prendre possession de la ville, mais cela ne veut pas dire que l'on commence à l'habiter. On garde souvent de ces villes à peine effleurées le souvenir d'un charme indéfinissable: celui de notre indécision, de notre regard qui ne savait pas vers quoi se tourner.
6.
- du tourisme. Plutôt que visiter Londres, rester chez soi, au coin de sa cheminée, et lire les irremplaçables renseignements que fournit le Baedeker.
- Exercices. Repenser à certaines des propositions faites par les Surréalistes pour embellir la ville: courber légèrement la tour Saint-Jacques, faire ronger un os au lion de Belfort, trancher verticalement le Panthéon et éloigner les deux moitiés de 50 cm, essayer de calculer un itinéraire qui permettrait de prendre successivement tous les autobus de la capitale, essayer d'imaginer ce que deviendra Paris.
- La campagne
1.
Je n'ai pas grand chose à dire à propos de la
campagne: la campagne n'existe pas, c'est une illusion. Pour la
majorité de mes semblables, la campagne est un espace d'agrément
qui entoure leur résidence secondaire, qui borde une portion des
autoroutes qu'ils empruntent le vendredi soir quand ils s'y rendent.
La campagne est un pays étranger. Cela aurait
pu ne pas être, mais il en a été ainsi et il en sera ainsi
désormais: il est bien trop tard pour y changer quoi que ce soit. Je
suis un homme des villes, je suis né, j'ai grandi et j'ai vécu dans
des villes. Mes habitudes, mes rythmes et mon vocabulaire sont des
habitudes, des rythmes et un vocabulaire d'homme des villes. La
ville m'appartient, j'y suis chez moi. Je ne sais rien des
espaces de la campagne, ils sont pour moi impraticables.
2.
- l'utopie villageoise.
- alternative nostalgique (et fausse). Ou bien s'enraciner, façonner ses racines, arracher à l'espace le lieu qui sera vôtre, bâtir, planter, s'approprier millimètre par millimètre son «chez-soi», être tout entier dans son visage, se savoir cévenol, se faire poitevin. Ou bien n'avoir que ses vêtements sur le dos, ne rien garder, vivre à l'hôtel et changer de pays, parler et lire indifféremment quatre ou cinq langues, ne se sentir chez soi nulle part mais bien presque partout.
- du mouvement. On vit quelque part: dans un pays, dans une ville de ce pays, dans un quartier de cette ville, dans une rue de ce quartier, dans un immeuble de cette rue, dans un appartement de cet immeuble. Il y a longtemps qu'on aurait dû prendre l'habitude de se déplacer librement, sans que cela nous coûte. Mais on ne l'a pas fait: on est resté là où on était, les choses sont restées comme elles étaient. Ensuite il a été trop tard, les plis étaient pris. On s'est mis à se croire bien là où l'on était. On a du mal à changer, ne serait-ce que ses meubles de place. Déménager, c'est toute une affaire. On reste dans le même quartier, on le regrette si l'on en change. Il faut des événements extrêmement graves pour que l'on consente à bouger: des guerres, des famines, des épidémies. On s'acclimate difficilement. Vous évoquez avec nostalgie votre petit village.
- Le pays
1.
- frontières. Les pays sont séparés les uns des autres par des frontières. Passer une frontière est toujours quelque chose d'un peu émouvant: une limite imaginaire suffit pour tout changer (c'est le même air, c'est la même terre, mais la route n'est plus tout à fait la même, la graphie des panneaux change, ce ne sont plus les mêmes emballages de cigarettes qui traînent par terre...). Noter ce qui reste identique. Les frontières sont des lignes. Des millions d'hommes sont morts à cause de ces lignes. Des milliers d'hommes sont morts parce qu'ils ne sont pas parvenus à les franchir. On s'est battu pour des minuscules morceaux d'espaces, quelques mètres de bords de mer, le coin d'une rue. Pour des millions d'hommes, la mort est venue d'une légère différence de niveau entre deux points parfois éloignés de moins de cent mètres.
- Mon pays. La défense, l'intégrité et la sécurité des trois espace terrestre (le territoire national a une superficie), maritime (les eaux territoriales qui bordent le territoire) et aérien (le territoire national est surmonté sur la totalité de sa superficie d'un espace aérien) sont l'objet de préoccupations constantes de la part des pouvoirs publics.
- L'Europe
- Le monde
Le monde est grand. Des avions le sillonnent en
tous sens, en tous temps.
Voyager. On pourrait s'imposer de suivre une
latitude donnée (Jules Verne, Les enfants du Capitaine Grant),
ou parcourir les États-Unis en respectant l'ordre alphabétique
(Jules Verne, Le testament d'un excentrique), ou en liant le
passage d'un État à un autre à l'existence de deux villes
homonymes (Michel Butor, Mobile).
Entonnement et déception des voyages. Illusion
d'avoir vaincu la distance, d'avoir effacé le temps. Être loin.
Voir en vrai quelque chose qui
fut longtemps une image dans un vieux dictionnaire.
Voir ce qu'on a toujours rêvé de voir. Mais
qu'a-t-on toujours rêvé de voir?
Ou bien plutôt, découvrir ce que l'on n'a
jamais vu, ce qu'on n'attendait pas, ce qu'on n'imaginait pas.
Ce n'est ni le grandiose, ni l'impressionnant; ce n'est même pas
forcément l'étranger: ce serait plutôt au contraire le
familier retrouvé, l'espace fraternel.
Que peut-on connaître du monde? De notre
naissance à notre mort, quelle quantité d'espace notre
regard peut-il espérer balayer? Combien de centimètres carrés de
la planète Terre nos semelles auront-elles touchés?
Parcourir le monde, le sillonner en tous
sens, ce ne sera jamais qu'en connaître quelques ares, quelques
arpents: minuscules incursions
dans des vestiges désincarnés, frissons d'aventure, quêtes
improbables. Au-delà de ces gares et de ces routes, et des pistes
scintillantes des aéroports, ce seront peut-être trois enfants
courant sur une route toute blanche, ou une route en lacets près de
Corvol-l'Orgueilleux. Et avec eux, irréductible, immédiat
et tangible, le sentiment de la concrétude du monde:
quelque chose de clair, de plus proche de nous; le
monde, non plus comme un parcours sans cesse à refaire, non pas
comme une course sans fin, un défi sans cesse à relever, non pas
comme le seul prétexte d'une accumulation désespérante, ni comme
l'illusion d'une conquête, mais comme retrouvaille d'un
sens, perception d'une écriture terrestre, d'une géographie dont
nous avons oublié que nous sommes les auteurs.
L'ESPACE
Nous nous servons de nos yeux pour voir. Notre
champ visuel nous dévoile un espace limité: quelque chose
de vaguement rond, qui s'arrête très vite à gauche et à droite,
et qui ne descend ni ne monte bien haut. En louchant, nous arrivons à
voir le bout de notre nez; en levant les yeux, nous voyons qu'il y a
un haut, en baissant les yeux, nous voyons qu'il y a un bas; en
tournant la tête, dans un sens puis dans un autre, nous n'arrivons
même pas à voir complètement tout ce qu'il y a autour de nous; il
faut faire pivoter le corps pour tout à fait voir ce qu'il y avait
derrière.
Notre regard parcourt l'espace et nous donne
l'illusion du relief et de la distance. C'est ainsi que nous
construisons l'espace: avec un haut et un bas, une gauche et une
droite, un devant et un derrière, un près et un loin.
Lorsque rien n'arrête notre regard, notre
regard porte très loin. Mais s'il ne rencontre rien, il ne voit
rien; il ne voit que ce qu'il rencontre. L'espace, c'est ce qui
arrête le regard, ce sur quoi la vue bute: l'obstacle.
L'espace, c'est quand ça fait un angle, quand ça s'arrête,
quand il faut tourner pour que ça reparte; ça a des bords, ça ne
part pas dans tous les sens, ça fait tout ce qu'il faut faire
pour que les rails de chemins de fer se rencontrent bien avant
l'infini.
- sur les lignes droites.
- Mesures. Comme tout le monde, je me sens attiré par les points zéro, ces axes et ces points de référence à partir desquels peuvent être déterminés les positions et les distances de n'importe quel objet de l'univers: l’Équateur, le Méridien de Greenwich, le niveau de la mer, ce cercle sur le parvis de Notre-Dame à partir duquel se calculent en France toutes les distances routières. L'espace semble être, ou plus apprivoisé, ou plus inoffensif, que le temps: on rencontre partout des gens qui ont des montres, et très rarement des gens qui ont des boussoles. On a toujours besoin de savoir l'heure, mais on ne se demande jamais où on est.On croit le savoir: on est chez soi, on est à son bureau, on est dans le métro, on est dans la rue. C'est évident bien sûr, mais qu'est-ce qui n'est pas évident? De temps en temps, pourtant, on devrait se demander où on (en) est: faire le point sur sa position géographique, par rapport à un lieu ou à un être auquel on pense, ou auquel ainsi on se mettra à penser. Par exemple, tandis qu'on se fraye un chemin difficile au milieu des embouteillages, se figurer sa lente avancée sur une carte de France; ou bien, s'interroger sur les positions qu'occupent les uns par rapport aux autres et par rapport à vous quelques-uns de vos amis: recenser les différences de niveaux (ceux qui vivent au premier étage, au cinquième, etc.).
- jouer avec l'espace. Jouer avec les distances: préparer un voyage qui vous permettra de visiter ou de parcourir tous les lieux se trouvant à 314,60 km de votre domicile. Jouer avec les mesures: se réhabituer aux pieds et aux lieux, se souvenir qu'un journal est une unité de surface (superficie qu'un ouvrier agricole peut labourer en une journée). Jouer avec l'espace: se faire photographier en soutenant la tour de Pise.
- la conquête de l'espace. La maison roulante de M. Raymond Roussel. Saint Jérôme dans son cabinet de travail: l'espace tout entier s'organise autour du cabinet de travail;l'architecture glaciale de l'église (la nudité de ses carrelages, hostilité de ses piliers) s’annule; ses perspectives et ses verticales cessent de délimiter le seul lieu d'une foi ineffable; elles ne sont plus là que pour donner au meuble son échelle, lui permettre de s'inscrire. Au centre de l'inhabitable, le meuble définit un espace domestiqué que les chats, les livres et les hommes habitent avec sérénité. L'évadé.Les rencontres.
- L'inhabitable. L'inhabitable: la mer dépotoir, les côtes hérissées de fils de fer barbelé, la terre pelée, la terre charnier, les fleuves bourbiers, l'étriqué, l'irrespirable, le parqué, l'encagé, le verrouillé, les judas, les blindages, le gris, le laid, les couloirs du métro, les casernes, les prisons, les asiles, les hospices, les lycées, les cours d'assises, les cours d'école.
- l'espace (suite et fin). J'aimerais qu'il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés, immuables, enracinés: des lieux qui seraient des références, des sources (mon pays natal, le berceau de ma famille, l'arbre que j'aurais vu grandir, le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts...). De tels lieux n'existent pas, et c'est parce qu'ils n'existent pas que l'espace devient question, cesse d'être évidence, cesse d'être incorporé, cesse d'être approprié. L'espace est un doute: il me faut sans cesse le marquer, le désigner; il n'est jamais à moi, il ne m'est jamais donné, il faut que j'en fasse la conquête. Mes espaces sont fragiles: le temps va les user, va les détruire; rien ne ressemblera plus à ce qui était, l'oubli s'infiltrera dans ma mémoire. L'espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l'emporte et ne m'en laisse que des lambeaux informes. Écrire: essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose; arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser quelque part un sillon, une trace, une marque ou quelques signes.
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