Ruwen OGIEN, Le corps et l'argent, La Musardine, Paris, 2010
Introduction :
« Comme des marins en pleine mer »
Dans la plupart des sociétés démocratiques
modernes, on est libre de donner certaines parties/produits de son corps
(rein, sang, sperme, ovocytes, etc.) mais pas de les céder contre paiement.
On est libre de mettre ses capacités sexuelles/procréatives à la disposition
d’autrui gratuitement mais pas pour de l’argent. Il est interdit
de vendre ses organes aux enchères. Refus de toute dérive mercantile, de toute
forme de commercialisation du corps.
-
Le
principe de pleine propriété de soi-même. Nous possédons
notre corps comme si c'était une chose. Nous avons sur notre propre corps les
mêmes droits que sur notre machine à laver. Personne n’a le droit de s’en
servir sans notre consentement, et nous avons le droit d’en faire absolument
tout ce que nous voulons, y compris le détruire ou le céder contre un paiement,
en entier ou en pièces détachées, provisoirement ou définitivement. Cette idée
selon laquelle nous sommes propriétaires non seulement de nos biens mais aussi
de notre personne vient de Locke, cf. Deuxième
traité du gouvernement civil. Cf. aussi libertariens contemporains :
Vallentyne, Libéralisme, propriété de soi
et homicide consensuel. Nous possédons de notre corps comme si c'était
d’une chose dont nous pourrions faire absolument tout ce que nous voulons.
-
Le
principe de libre disposition de soi. Nous sommes des personnes capables d’agir
de manière autonome, dont les choix réfléchis qui ne concernent qu’elles-mêmes
doivent être respectés. Alors que le principe de pleine propriété de soi-même
peut admettre la liberté de se vendre en esclavage, le principe de libre
disposition de soi l’exclut car un tel marché reviendrait à renoncer à son autonomie
personnelle. Cf. Levinet, Le principe de
libre disposition de son corps dans la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l'homme. Dans la mesure où le commerce de mon propre corps
exprime de tels choix réfléchis et ne menace nullement l’autonomie personnelle,
on ne peut l’interdire sans violer le principe de libre disposition de soi. cf.
Machefert, La libre disposition de son
corps et Hennette-Vauchez, Disposer
de soi. Une analyse du discours juridique sur les droits de la personne sur son
corps.
-
Le
principe d’utilité. Il a pour vocation de justifier toute
liberté qui contribue au plus grand bien-être du plus grand nombre. La liberté
de vendre et d’acheter des éléments/produits/capacités du corps est justifiée
par ce principe si cette liberté permet de sauver plus de vies humaines, de
proposer des solutions plus nombreuses aux couples infertiles qui souhaitent
fonder une famille, et d’améliorer l’existence de ceux qui vivent dans la
misère sexuelle.
Ces 3 principes politiques et moraux
conduisent à juger illégitimes l’interdiction de vendre des éléments/produits
du corps et les restrictions à la liberté de mettre ses capacités
sexuelles/procréatives à disposition d’autrui contre paiement.
Mais ces 3 principes ne sont pas à l’abri des
objections. Limites du principe de
pleine propriété de soi-même. Admettons que nous puissions parfaitement
nous considérer comme des objets à vendre ou à acheter. Comment des objets
pourraient-ils avoir un droit de propriété sur eux-mêmes ou sur quoi que ce
soit d’autre ? Peut-on imaginer qu’un cendrier soit propriétaire de
lui-même ou de la table sur laquelle il est posé ? C'est l’objection de
Kant à l’idée de propriété de soi-même : « il est impossible d’être à
la fois une personne et une chose, un propriétaire et une propriété », Leçons d’éthique.
Le problème de ces principes est la confusion
de la distinction entre pleine propriété/libre disposition de soi et pleine propriété de son corps.
2 grands arguments contre toutes les formes
de commerce du corps :
-
Argument
de justice sociale. La liberté de vendre son corps ou son sexe
est une farce dans un monde inégalitaire : c'est une formule creuse qui
signifie en réalité la liberté des plus riches de se servir du corps des plus
pauvres pour les exploiter.
-
Argument
de valeur morale. Reconnaître la liberté de mettre à la
disposition d’autrui contre paiement des éléments/produits/capacités de son
corps est incompatible avec le respect de la dignité humaine.
Mais ces arguments de justice sociale
et de valeur morale ne peuvent suffire à eux seuls à disqualifier
d’office toute tentative de justifier la liberté de vendre quelque chose de son
corps.
-
Limites de l’argument de justice sociale.
Il n’est pas jute d’interdire aux pauvres de vendre leur sexe ou leur corps si
rien n’est fait par ailleurs pour améliorer leur situation économique. Cette
interdiction légale, qui limite seulement les possibilités des plus pauvres, ne
contribue pas à la justice sociale.
-
Limites de l’argument de valeur morale.
L’argument qui se fonde sur l’idée de dignité permet de justifier des causes
contradictoires : au nom de la dignité humaine, on peut aussi bien
justifier l’interdiction d’aider activement à mourir des patients souffrants et
incurables que le contraire. On peut, au nom de la dignité humaine, justifier
la prohibition de tout commerce de son propre corps aussi bien que la liberté
d’en faire ce qu’on veut.
On peut faire reposer la justification da
liberté de mettre notre corps à la disposition d’autrui contre paiement sur
autre chose que sur ces 3 principes controversés : Ogien choisit une
méthode plus pragmatique, moins prisonnière de l’idée qu’il est nécessaire de
trouver des fondements à nos idées morales pour les justifier.
Partir du constat suivant : la liberté
de donner quelque chose de son propre
corps est largement acceptée, pour des raisons morales et non morales. Or ces
mêmes raisons peuvent servir à justifier également le droit d’échanger quelque chose de son propre
corps contre paiement. Il n’y a pas d’abîme moral entre la vente
et le don. Pour la tradition philosophique, le don est un bien car il est
altruiste et enrichit les relations humaines, et l’échange contre de l’argent
est un mal car il est égoïste et appauvrit les relations humaines. Mais cette
vision binaire est contestée : il y a des cas où le don n’est pas un bien
(cf. certaines formes de charité), et d’autres où l’échange contre de l’argent
n’est pas un mal (versement d’un salaire plutôt que paiement en nature). Et
pourquoi la liberté de donner des éléments/produits/capacités de son corps ne
pourrait-elle pas coexister avec la
liberté de les vendre ? Point de vue pluraliste qui n’est pas
indéfendable. Erreur à éviter : croire que défendre le droit d’échanger un
service sexuel ou un élément du corps contre de l’argent revient nécessairement
à prendre position en faveur d’une idéologie qui justifie la recherche
exclusive du profit dans toutes les sphères de la société (cf. Walzer, La soif du gain). De la même manière que
revendiquer une augmentation du salaire minimal n’est pas considéré comme une
prise de parti pour cette idéologie, revendiquer de se faire payer décemment
pour un service sexuel ou recevoir une compensation pour un prélèvement
d’organes ou une gestation pour autrui ne doit pas l’être non plus.
1. Le corps, l’argent et la loi
1.1.La répression du commerce du corps par l’Etat
Même dans les sociétés libérales, on continue
de penser que l’Etat est habilité à intervenir par la menace et la force afin
d’empêcher le commerce de son propre corps, comme si c'était une affaire qui ne
pouvait pas être laissée à la volonté de chacun. Nos choix personnels dans ces
domaines sont limités par un principe légal jugé supérieur et intangible :
la non-patrimonialité du corps humain ou non commercialisation du corps
humain. Cf. article 16-1 du Code
civil : « Le corps humain, ses éléments, ses produits ne peuvent
faire l’objet d’un droit patrimonial ». A ne pas confondre avec un principe
d’indisponibilité du corps humain : le principe de non-patrimonialité
admet des dons d’organes. Gestion politique et morale du corps humain, de ses
éléments, produits et fonctions.
Sur la gestation pour autrui, cf. Agacinski, Corps en miettes. La légalisation de la
gestation pour autrui est exclue comme une atteinte à la dignité des femmes et
aux intérêts de l’enfant.
1.2.Mendiants et prostitués
L’échange de sexe contre de l’argent est
dénoncé dans le débat public comme une forme indigne de
commercialisation/marchandisation du corps humain ; mais son régime de
contrôle légal est différent. A la différence de la vente d’organes ou de la gestation
pour autrui, la prostitution n’est pas explicitement interdite en France. Ce
n’est que lorsqu’elle est forcée (personne contrainte par un tiers à se
prostituer) qu’elle est criminalisée et rangée dans la catégorie des
atteintes à la dignité de la personne. Cf. Borillo, Le droit des sexualités.
L’idée que le commerce du sexe est un
commerce du corps et qu’il doit être interdit au même titre n’est pas au
fondement de notre législation (en réalité la lutte contre la prostitution est
apparentée à la lutte contre la mendicité forcée : toutes deux sont une
atteinte à la tranquillité publique, sont des problèmes de voirie). Mais c'est
elle qui inspire la critique politique et morale du commerce du sexe et de la
marchandisation des relations sexuelles. D’après cette critique, le commerce du
sexe est une forme de commerce du corps et doit donc être traité de la même
façon du point de vue moral et légal, c'est-à-dire jugé indigne et déclaré illégal.
2. Commerce du sexe, commerce du corps
2 questions :
-
Qu’est-ce qu’un rapport sexuel
rémunéré ? Est-ce un travail ? Est-ce une « location » du
corps, c'est-à-dire une mise à la disposition d’autrui de son corps à des fins
de satisfaction sexuelle ?
-
Est-il juste/moral de payer ou de se faire
payer pour ce genre de travail ? Pour une « location » du
corps ?
2.1.Service corporel ou « location » du corps ?
Commerce du sexe
= on vent et on achète un service corporel personnel (comme chez le coiffeur ou
le kinésithérapeute). Prostitution définie comme métier de services comme un
autre.
Commerce du corps
= on veut et on achète l’accès au corps d’une personne, sur des zones bien
définies et pendant un temps limité. « Location » du corps. Prostitution
définie comme mise à disposition d’autrui de son corps qu’on laisse être violé
(il ne s’agit pas de vendre une capacité de travail intellectuel ou manuel,
différence de nature).
2.2.Que veut le client ?
Ce que veut le client lorsqu’il achète du
sexe, c'est le corps d’une personne (ses mains, sa bouche, son pénis, son
vagin, son anus). D’autre part il veut aussi un certain genre de corps (vieux/jeune, etc.) et un corps d’un certain genre (masculin, féminin,
transgenre).
C'est là une différence avec les autres
services corporels : on ne va pas chez le coiffeur ou le kinésithérapeute
seulement ou principalement parce qu’on veut un certain corps et un corps
d’un certain genre (mais pour se faire couper les cheveux ou pour se faire
masser).
Ce que le professionnel offre au client dans
un contact sexuel rémunéré, ce n’est pas un service comme les autres, mais un
accès à son corps et à son genre, limité dans le temps et pour certains
actes définis d’avance. Le coiffeur ou le masseur n’offre pas la même chose à
son client.
2.3.Que veut vraiment le client ?
Mais est-ce vraiment un corps que le client
veut, ou le plaisir physique et la satisfaction psychologique qu’il peut
retirer du rapport avec la personne dont c'est le corps ? Ce qui l’intéresse,
n’est-ce pas la possibilité d’avoir à sa disposition un moyen d’obtenir une
satisfaction sexuelle ?
Et il semble plus légitime de laisser aux
principaux concernés la liberté de décider par eux-mêmes du sens qu’il convient
de donner à leur activité (travail ou location du corps).
2.4.De l’encadrement légal à la réprobation morale
Selon qu’on qualifie le rapport sexuel
rémunéré de travail ou de mise à disposition d’autrui de son corps, les
implications normatives seront complètement différentes. La question politique
et morale prend la forme d’une alternative :
-
Si l’échange de sexe contre de l’argent est
vu comme une vente/achat du corps, il doit être exclu en vertu du
principe de non commercialisation du corps humain
-
Si l’échange de sexe est vu comme la rémunération
d’un travail/service, il n’y a pas plus de raison de le prohiber que
d’interdire aux coiffeurs et kinésithérapeutes de se faire payer.
Ceux qui militent pour la criminalisation de
la prostitution font tout pour nier que c'est un travail/service, et tout pour
la présenter comme une forme de commercialisation/marchandisation du corps
humain [et finalement tout travail salarié est une forme de prostitution car,
en louant son travail, c'est toujours son corps – muscles ou cerveaux – qu’on
loue].
Mais c'est une erreur que d’abandonner l’idée
selon laquelle le rapport sexuel payé peut être un travail/service. Cet abandon
est paternaliste et ignore l’avis des individus concernés. Reconnaissance du
travail sexuel. Cf. Déclaration des
droits des travailleuses du sexe.
La disqualification morale de la prostitution
repose sur des raisonnements qui présentent ces échanges comme une infraction
au principe de non commercialisation du corps humain. Il s’agit donc de prouver
que, même si le rapport sexuel rémunéré n’est pas un travail mais une
location du corps, on n’est pas obligé d’en déduire qu’il devrait être interdit
légalement et prohibé moralement. Personne n’a encore
démontré de manière décisive qu’il serait toujours immoral de se faire payer en
échange d’un organe, de sang, etc. Cf. Gateau, Philosophie du don d’organes. Cf. Guillarme, Louer son ventre.
3. Le sexe pour le sexe et le sexe pour l’argent
Dans un contexte politique laïc et
pluraliste, le sexe pour le sexe (sans engagement affectif) n’est plus
considéré comme un délit ou un crime. Sans être présenté comme une garantie de
bonheur, il est défendu comme une expression importante et légitime de la
sexualité humaine. Le sexe pour le sexe est sorti du registre de l’infraction
légale, du déficit psychologique ou de la faute morale. Conception du bien
sexuel aussi valable que d’autres.
Mais si le sexe pour le sexe est moralement légitime
[même si inégalité : réprobation morale qui persiste pour les femmes],
comment le sexe pour de l’argent pourrait-il ne pas l’être ? L’intervention
de l’argent peut-elle suffire à induire une différence morale profonde entre ces pratiques sexuelles ?
Juristes de l’Ancien Régime : pas de
distinction entre sexe pour le sexe et sexe pour l’argent. « On entend par
prostituées publiques les femmes ou les filles qui s’abandonnent et se
prostituent publiquement au premier venu, soit
gratuitement, soit pour de l’argent. L’aspect mercenaire n’apparaît pas au
cœur du délit. Pas de différence entre prostitution et vie scandaleuse. Dans
les affaires de sexe, ce n’est pas l’argent
qui compte (du point de vue moral). C'est pourtant ce que contestent de
nombreux moralistes.
3.1.Toutes les raisons d’avoir un rapport sexuel sont-elles aussi
bonnes ?
On peut s’engager dans un rapport sexuel sans aucune raison et sans rien attendre
en retour, mais on peut le faire
aussi pour obtenir quelque chose en
contrepartie (du plaisir, des enfants, une aide pour repeindre son
appartement, de l’argent, de l’amour…). Il y a une infinité de raisons
d’avoir un rapport sexuel. Cf. Campagna, Logiques
du rapport sexuel.
Est-il légitime de
hiérarchiser les raisons d’avoir un rapport sexuel, de juger que certaines sont
plus morales ou moins immorales que les autres ?
Pourquoi faudrait-il sacraliser certaines raisons (être aimé, aimer), leur
donner un privilège moral ? Est-il vraiment plus indigne d’avoir un rapport sexuel pour obtenir un
ticket-restaurant, et plus indigne
encore de le faire pour de l’argent ?
Et s’agissant du client, la préférence pour
le sexe rémunéré fait-elle partie, au
même titre que la préférence raciste/sexiste, etc., de l’ensemble des
préférences jugées moralement
déplorables ?
3.2.Kant et les « charity girls »
Les « charity girls » (New-York,
début 20ème) acceptaient d’échanger des faveurs sexuelles contre des
cadeau mais refusaient catégoriquement de le faire contre de l’argent, comme s’il y avait un abîme moral entre ces
deux genres de prestation.
Pour Kant, tous les rapports sexuels sont
moralement défectueux du moment qu’ils ont lieu hors-mariage. Mais, comme
les « charity girls », il juge lui aussi que le pire, du point de vue moral, est l’échange de sexe contre de l’argent. Il n’y a « rien de plus
honteux », Leçons d’éthique. Ce
jugement est-il vraiment justifié ? Pourquoi se livrer pour de l’argent à
la satisfaction de l’inclination sexuelle d’autrui serait-il plus honteux que,
par exemple, torturer autrui ? Quels principes moraux permettent de
soutenir ce jugement ? Cf. Soble, L’instrumentalisation
sexuelle d’autrui et ce qu’on doit en penser. Ethiques sexuelles internalistes
et externalistes (in. La sexualité).
Justification de Kant : l'homme n’est pas propriétaire de lui-même
et ne peut faire ce qu’il veut de son corps. Leçons d’éthique : « il n’est pas autorisé par exemple à
vendre une de ses dents ou une partie de son corps ». Nous n’avons pas la
pleine propriété de nous-mêmes.
Mais pourquoi Kant inclut-il l’offre de sexe
contre de l’argent dans l’ensemble des choses qu’on n’a pas le droit moral de faire de son corps, au
même titre que la vente de parties du corps ? Offrir du sexe contre de
l’argent ne revient pas à porter atteinte à son intégrité physique, à mutiler
son corps, mais seulement à proposer un service corporel. Or pour Kant ce n’est
pas s’abaisser moralement que de
proposer un service de ses forces, comme un plombier ou un gendarme. C'est que
Kant pense que concevoir l’offre de sexe contre de l’argent comme une
proposition de service, c'est commettre une erreur de catégorie
intellectuelle. Le sexe pour de l’argent est immoral pour les deux parties
concernées et de manière symétrique, dans la mesure où elle viole un principe
éthique de base : de la même façon
qu’on ne doit jamais traiter autrui comme un simple moyen pour ses propres
fins, on ne doit pas se traiter soi-même comme un simple moyen pour les fins
d’autrui (cf. Fondements de la
métaphysique des mœurs).
-
l’offre de sexe contre de l’argent se définit
comme un consentement explicite à se faire utiliser comme un objet pour la
satisfaction d’un autre, c'est-à-dire comme un simple moyen au service des fins d’autrui. C'est une atteinte à sa propre dignité.
-
De la même manière, l’offre d’argent pour du
sexe est immorale car elle revient à réduire explicitement et complètement
la personne à laquelle elle est adressée au rang d’objet, de chose, de simple
moyen pour ses propres fins, c'est une
atteinte à la dignité d’autrui.
Tout le problème est de déterminer à partir de quel moment on peut
considérer qu’une personne est réduite au rang de simple moyen, et quel degré d’instrumentalisation est compatible avec le respect de
l’humanité : cf. Campagna, Prostitution
et dignité, cf. Soble (op.cit.).
3.3.« Comme un rôti de porc que l’on mange pour apaiser sa
faim »
Pour Kant, l’offre sexuelle tarifée
présuppose que les deux parties acceptent que l’une d’entre elles se fasse
traiter « comme un rôti de porc que l’on mange pour apaiser sa faim ».
C'est un risque moral dans la mesure
où, si on le fait une fois, on
devient une proie pour toujours et pour tout le monde.
Objection à Kant : désirer sexuellement
quelqu'un ne revient pas à le voir littéralement
comme un rôti de porc. Et à la différence du rôti de porc, la personne désirée
sexuellement peut s’exprimer, c'est-à-dire consentir ou refuser. Nul ne peut
décider à sa place. Et accepter
d’être désiré ainsi une fois ne
signifie pas consentir à l’être toujours
et avec tout le monde.
Mais si on accepte la légitimité de cette
identification de l’objet du désir sexuel à un rôti de porc, alors évidemment
on ne peut que condamner la prostitution. 1) Qui pourrait penser qu’il est
moralement permis de traiter autrui comme un rôti de porc ? 2) Qui
pourrait penser qu’il n’y a rien de mal à consentir à se faire traiter
ainsi ?
Kant propose une justification complète de la
réduction du commerce du sexe au
commerce du corps :
-
Il qualifie l’offre sexuelle contre de
l’argent comme une proposition de location
du corps (et non comme une proposition de travail
ou de service)
-
Il fait une analogie entre l’offre sexuelle
contre de l’argent et la vente d’une partie du corps
-
Il prend la métaphore du rôti de porc
Objection : le sexe tarifé n’est pas un
commerce du corps mais seulement de parties/fonctions du corps. Il faut
distinguer la prostitution de l’esclavage. Or le lien entre l’identité
personnelle et des parties/fonctions du corps n’est pas aussi facile à
établir que ne le suppose Kant. Le corps
est peut-être support de la personne, mais telle partie de mon corps ou tel
service de mon corps le sont-ils ?
Cf. problème métaphysique du bateau de
Thésée. Le bateau reste-il le même ou est-ce un autre bateau qui n’a plus rien
à voir avec l’original ? Avec la possibilité technique de remplacer les
organes d’origine par d’autres organes, un problème identique se pose à
nous : le corps d’une personne dont les organes ont été remplacés est-il
le même ? Cf. Iacub, « Le législateur et son scalpel. Le corps humain
dans les lois bioéthiques », in Le
crime était presque sexuel et autres essais de casuistique juridique. Dans
l’état présent de nos lois, le corps est une entité qui reste identique à
elle-même quelles que soient les modifications de ses parties. Un criminel
qui avant son procès aurait remplacé tous ses organes serait néanmoins exposé
aux mêmes sanctions (il serait le même
avec des organes différents). Le corps
en tant que support de l’identité et de la responsabilité personnelle est une
totalité abstraite et inaltérable, et
non une simple somme de parties détachées. C'est pourquoi il est inaliénable
et porteur de certains droits, alors que ses éléments/produits peuvent quant à
eux être cédés, échangés, remplacés. Le remplacement de parties du corps
n’altère pas l’identité/responsabilité personnelle. Faire commerce des éléments/fonctions du corps ne signifie pas du
tout commercialiser le corps lui-même : ce n’est pas une atteinte
au corps qui reste une entité morale et juridique inaliénable. Il faut faire
une distinction morale et légale entre le commerce du corps, et le commerce de parties/fonctions du corps. Cela permettrait de dédramatiser bon nombre
de questions de société (légalisation du travail sexuel, rémunération des dons
de sang, etc.).
La réduction du commerce du sexe au commerce
du corps telle que l’opère Kant (au moyen d’une image plutôt que d’une
véritable argumentation) explique en grande partie le rejet moral contemporain
de la marchandisation des corps et de la prostitution, jugée dégradante et
contraire à la dignité humaine. Kant est la référence ultime dans les débats
publics dits éthiques ; toutes les discussions sur les sujets moraux
tournent autour des 3 slogans inspirés par la pensée kantienne (ne pas
instrumentaliser la personne humaine, ne pas la traiter comme un simple moyen,
ne pas porter atteinte à sa dignité).
3.4.Les problèmes sexuels de Kant
Pour Kant, s’engager dans un rapport sexuel
rémunéré ne revient pas à offrir un travail/service, mais à proposer son corps à
autrui en location comme si c'était une chose.
Mais le problème que pose ce raisonnement,
c'est qu’il s’applique exactement de la même façon aux rapports sexuels non
rémunérés. Pourquoi les rapports sexuels payés
seraient-ils plus honteux que ceux qui ne le sont pas, dans la mesure où pour
Kant l’appétit sexuel a pour caractéristique de nous faire voir son objet comme
un simple moyen de le satisfaire ? Toute manifestation de l’appétit sexuel
met celui qui le ressent en position de violer le principe éthique suprême qui
nous demande de traiter toute personne comme
une fin en soi et non comme un simple
instrument à notre service, de ne jamais la réduire complètement à
l’état d’objet. L’appétit sexuel se caractérise par son immoralité
foncière. Mais il est nécessaire à la perpétuation de l’espèce, et c'est
pourquoi Kant doit trouver un moyen de neutraliser cette immoralité : il
trouve cette neutralisation dans le mariage monogame hétérosexuel en vue de la
procréation. En effet, ce genre de mariage créé une unité morale :
dans le contexte de cette union, il n’y a plus 2 individus séparés susceptibles
d’abuser l’un de l’autre et de se servir de l’autre comme simple moyen. Le
mariage annule l’immoralité foncière des relations sexuelles. Cf. Leçons d’éthique : « Les deux
volontés ne font plus en conséquence qu’une seule volonté. Aucune d’elles
n’éprouvera un bonheur ou un malheur, une joie ou une peine, qui ne puisse être
partagée par l’autre. L’inclination sexuelle conduit ainsi à une union des
êtres humains, et c'est uniquement dans cette union que son exercice est
possible ».
L’intervention de l’argent dans un rapport
sexuel peut changer les choses du point de vue social/psychologique/économique,
mais elle ne devrait pas faire de différence morale. Le sexe gratuit et le sexe payant devraient être jugés
exactement aussi indignes lorsqu’ils
sont pratiqués hors mariage, et aussi
légitimes lorsqu’ils sont pratiqués dans le mariage. Pourquoi donc Kant
fait-il de l’argent un problème moral spécial ? Pourquoi selon lui n’y
a-t-il rien de plus honteux que
d’offrir sa personne pour de l’argent à la satisfaction sexuelle d’un
autre ? Pourquoi l’argent ferait-il
la différence ?
3.5.La valeur éthique du paiement en argent
Simmel, Philosophie
de l’argent : la prostitution est un rapport humain indigne parce que
les parties engagées se traitent mutuellement comme des choses. Cf. Pryen,
« La prostitution : analyse critique de différentes perspectives de
recherche », in Déviance et société.
Pour Simmel, le rapport sexuel pour de l’argent est, « de tous les
rapports interhumains, le cas le plus marqué d’un avilissement réciproque au
rang de simple moyen ». Selon lui, dans le rapport sexuel,
« l’engagement de la femme est infiniment plus personnel, plus essentiel,
plus globalement impliquant pour le moi que celui de l'homme » : il
s’ensuit que le sexe payant cause un tort infiniment plus grand aux femmes
qu’aux hommes. Offrir un équivalent monétaire impersonnel/général/abstrait en
échange de cet engagement profond/intime/personnel serait « le moyen le
plus inapproprié, le moins adéquat qu’on puisse imaginer et son acceptation le
pire abaissement de la personnalité féminine ». C'est pourquoi l’argent
joue un rôle crucial dans la disqualification morale des rapports sexuels
tarifés et des relations marchandes en général : car l’argent a la
propriété spécifique d’être un équivalent général.
4. Repenser l’opposition entre vendre et donner
Dénonciation systématique de l’argent conçu
comme corrupteur potentiel de toutes les relations humaines. Cf. Ricœur,
« L’argent, d’un soupçon à l’autre », cf. Aristote, Les Politiques, 1256b-1258a. Mais cette
dénonciation n’est pas justifiée : cf. attitude consistant à refuser de
payer quelqu'un autrement qu’en nature, sous prétexte d’éviter qu’il dépense
son revenu n’importe comment.
Contre cette tradition philosophique qui
présente l’argent comme un mal, on peut au contraire soutenir que l’argent possède une valeur morale en
tant qu’il respecte l’autonomie de l’individu, car l’argent est un équivalent général, c'est-à-dire une
chose qu’on peut échanger librement
contre une multitude d’autres choses. C'est précisément cette relation intime
entre l’argent et la liberté individuelle qui pose problème.
4.1.Faudrait-il éliminer l’argent des échanges humains pour
restaurer un monde moralement tolérable ?
Simmel, Philosophie
de l’argent : le passage généralisé dans les sociétés modernes des
prestations en nature au paiement en
argent (pour le travail ou les impôts) a servi de « support à la
libération de l’individu ». A la différence du paiement en nature, le
paiement en argent laisse la personne libre
de faire ce qu’elle veut de ce qu’elle a reçu. Du point de vue moral et
politique, la différence est immense entre paiement en nature et paiement en
argent, si on prend ce dernier comme une forme de reconnaissance de l’autonomie
individuelle.
Mais pour Simmel, ce processus historique
contribue à orienter les rapports humains dans un sens toujours plus individualiste, toujours plus détaché
des contraintes sociales. Il laisse
plus de liberté individuelle aux personnes, mais au détriment de ce qui donne
valeur et consistance à leur vie. Ce processus accentue la séparation entre les personnes : car payer en argent, c'est
mettre un terme à la relation.
Simmel montre que l’ingérence de l’argent
dans les rapports humains fait progressivement disparaître le don au profit de
la recherche de l’avantage mutuel. Ces rapports d’avantage mutuel ne
produisent aucune valeur humaine ajoutée : ce que l’un reçoit, il le
prend de l’autre. Pas de supplément de valeur, pas d’enrichissement mutuel.
L’intervention massive de l’argent dans les relations humaines les appauvrit
fortement. Il faudrait pour ainsi dire éliminer l’argent pour recréer un monde
humain. Différence fondamentale entre don et échange du point de vue des
implications sociales et morales : le
don lie les personnes et les enrichit mutuellement, la vente sépare les
personnes et ne créé aucune valeur ajoutée morale/sociale.
Mais ne peut-on contester l’idée selon
laquelle l’intervention de l’argent dans les relations humaines aurait toujours
un effet moralement dévastateur ?
4.2.Le don est-il toujours altruiste ? La vente exclut-elle
toute dimension de générosité ?
Cf. Mauss, Essai sur le don. Mauss a le projet de repenser le don et de
remettre en cause toute division trop nette entre ce qui, dans cet échange
humain, est intéressé et désintéressé, libre et obligatoire.
Mauss part d’une interrogation sur la vente pour montrer que la différence avec
le don n’est pas si évidente.
Contre Simmel, on peut nier qu’il existe des
différences socialement et moralement significatives entre don et échange
contre argent.
4.3.Don et vente, gratuité et marché, peuvent-ils coexister dans la
société ?
Commodification
= pour éviter le terme de marchandisation (trop lié à Marx) ; désigne la
transformation en marchandises de biens qui n’ont pas vocation à l’être en
principe.
Cf. Radin, Contested Commodities : « Donner quelque chose à
quelqu'un revient à lui donner une part de vous-même. Un tel don s’inscrit dans une relation
personnelle avec celui qui le reçoit ou il en créé une. Par contraste, l’échange contre de l’argent instaure ou
souligne la séparation entre les personnes. Pour envisager des formes de
communion dans les relations entre personnes, il faut supposer qu’elles
puissent se remettre mutuellement des biens qui ne deviennent pas immédiatement
fongibles, interchangeables et échangeables. Vu dans cette perspective, le
don va contre la séparation. C'est pourquoi on dit que le sexe acheté et
payé, ce n’est pas la « même chose » que le sexe échangé
gratuitement. Le sexe commodifié laisse les parties qui s’y sont engagées dans
l’état de séparation initial et peut même le renforcer ; elles ne
s’engagent d’ailleurs dans cette relation que si elles y trouvent un avantage
personnel. Dans l’idéal, le sexe non « commodifié » atténue la
séparation entre les personnes ; on le conçoit comme une union parce que,
dans l’idéal, c'est un partage des moi ».
A la différence des détracteurs de la
marchandisation, Radin ne dit pas que le sexe payant est toujours une horreur. Même si elle pense qu’il vaudrait mieux,
idéalement, que le sexe ne soit ni à vendre ni à acheter, elle estime que l’existence
d’un marché du sexe ne porte pas atteinte à la possibilité que nous avons de
vivre en respectant cet idéal. Elle croit aussi que, dans notre monde non
idéal, il ne faut pas se servir de cet idéal pour condamner/humilier/harceler
ceux qui vont sur ce marché pour acheter/vendre du sexe.
En effet, pourquoi
faudrait-il blâmer/harceler les personnes qui vivent du sexe rémunéré parce que
c'est selon elle le meilleur choix possible dans l’ensemble limité des
emplois qui leur sont accessibles ? La criminalisation et la condamnation
morale de l’achat et de la vente de sexe ajoutent une misère à une autre
misère, sans contribuer le moins du monde à la corriger.
Radin se demande si les versions payante et
non payante d’une même relation peuvent coexister
dans la même société : l’existence de la prostitution empêche-t-elle
d’avoir des relations amoureuses non tarifées ? Radin craint que notre
expérience de la sexualité soit modifiée si la prostitution est reconnue
socialement. Il deviendrait impossible de ne pas évaluer chacun de nos actes
sexuels en termes monétaires. L’idéal
d’une relation sexuelle complètement gratuite et désintéressée finirait par
disparaître. La coexistence entre sexualité payante et gratuite n’est pas
garantie selon Radin. Ogien conteste cette thèse : le mariage par amour a
toujours coexisté avec le mariage arrangé/intéressé et n’est pas menacé par
lui. Nous vivons toujours sous des régimes de commodification incomplète.
4.4.Les caractères du don et de la vente peuvent-ils coexister dans
le même acte ?
Pour Radin, le système d’échange par don rapproche les personnes, tandis que
le système d’échange par vente/achat
sépare les personnes. Mais nombreux contre-exemples :
-
L’existence des dons anonymes.
On ne voit pas comment de tels dons pourraient créer ou renforcer des relations
entre les personnes.
-
Les pourboires et primes
(c'est-à-dire tout ce qui ne fait pas partie du salaire mais est considéré
comme un cadeau/don) : ils n’atténuent pas la séparation des personnes
mais renforcent au contraire les hiérarchies. Cf. Zelizer, La signification sociale de l’argent : l’argent n’a pas
toujours un caractère impersonnel, il peut être marqué socialement comme un don
non fongible/transférable/échangeable.
-
Les dons obligatoires/intéressés :
ils n’ont aucune vocation à réduire la séparation entre personnes.
On voit donc que certains dons séparent,
tandis que certains échanges par vente/achat rapprochent (cf. parents qui
prêtent de l’argent à leurs enfants). Il
n’est pas vrai de dire que le don rapproche nécessairement les personnes alors
que la vente/achat les éloigne nécessairement. Il n’est pas vrai non plus
de dire que le don est nécessairement altruiste et l’achat/vente
nécessairement égoïste. Et on doit dire aussi que ces actes ne s’excluent
pas l’un l’autre : on peut trouver les caractères des deux dans le même
acte (le médecin ou l’enseignant se font payer mais leur activité n’est pas
purement vénale pour autant).
De la même manière, payer ou recevoir de l’argent en échange d’un service sexuel n’implique
nullement que la relation éloignera les personnes. Un travailleur du sexe
peut se montrer (comme le médecin) humain, compréhensif et généreux, même
s’il se fait payer. Il peut préférer tel client, le revoir avec plus de
plaisir, nouer avec lui une relation de longue durée. Par contraste, s’engager dans une relation sexuelle
gratuite n’est nullement une garantie de rapprochement (cf. relations
gratuites sans lendemain).
-
Non, l’argent ne contribue pas à la
disparition des conduites altruistes et désintéressées
-
Non, les relations payées ne sont pas
nécessairement égoïstes
-
Oui, des formes de sexualité intéressées
et désintéressées peuvent coexister
4.5.Ce qu’on pouvait acheter et vendre autrefois et qu’on ne peut
plus acheter et vendre aujourd'hui
Cf. Godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend
l’anthropologie : il faut distinguer entre ce qui peut être donné mais
pas vendu, et ce qui ne peut même pas
être donné (ce qui doit être gardé pour être transmis).
Dans la plupart des sociétés, des systèmes
d’échanges fondés sur le don et
d’autres sur des transactions monétaires
coexistent. Mais ce qui change d’une société à une autre, d’une époque à
l’autre, c'est le domaine des biens qu’il est licite de vendre/acheter,
et le domaine des biens qui échappent au réseau de l’argent. Par
exemple, dans certaines sociétés une atteinte à l’intégrité physique ou
psychique des personnes peut être compensée par une somme d’argent.
4.6.Extension de la sphère des échanges bloqués
Ce qui est frappant dans notre société, c'est
la tendance à limiter le domaine de ce qui peut se vendre et s’acheter,
c'est-à-dire à élargir la sphère des échanges prohibés/bloqués. Cf.
Walzer, Sphères de la justice. Une
défense du pluralisme et de l’égalité). Pour Walzer, il y a 14 échanges
bloqués dans les sociétés démocratiques modernes :
1)
Les
êtres humains. La vente d’esclaves ou de soi-même comme
esclave est exclue.
2)
Le
pouvoir et l’influence politique. La corruption est une transaction illégale.
3)
La
justice pénale. Les juges ne peuvent être corrompus et les
justiciables doivent pouvoir être défendus même s’ils sont pauvres.
4)
La
liberté de parole, de presse, de religion, de réunion.
Il ne faut rien payer pour les posséder.
5)
Le
droit de se marier et de procréer.
6)
Le
droit de quitter sa communauté politique
7)
Les
exemptions au service militaire ou les devoirs de participer à un jury
8)
Les
charges politiques et
les diplômes.
9)
Les
services de protection (police, enseignement primaire : on ne
paie rien pour les recevoir)
10)
Les
échanges désespérés. On ne peut pas travailler dans n’importe
quelle condition, pour n’importe quel salaire.
11)
Les
prix et les honneurs
12)
La
grâce divine
13)
L’amour
et l’amitié
14)
Les
ventes et achats criminels : tueurs à gages, biens volés ou frelatés,
etc.
Il ne s’agit que de normes
d’obligation/interdiction dont certaines seulement sont inscrites dans la loi.
Leur existence et leur force s’expriment surtout dans le sentiment que des sanctions morales, sociales ou légales
sont appropriées en cas d’infraction. Ces normes ne sont pas suivies tout le
temps et par tout le monde, mais ce qui compte du point de vue normatif c'est
le scandale que ces actes sont censés
provoquer quand on les découvre.
Mais même si on comprend cette liste comme un
ensemble de normes qui ne sont pas nécessairement suivies, elle pose
problème : 1) elle se prétend exhaustive, mais on peut toujours trouver
d’autres échanges bloqués (par exemple l’interdiction de vendre/acheter des
organes), 2) on ne comprend pas pourquoi des impossibilités normatives (acheter un juge) sont mises
sur le même plan que des impossibilités conceptuelles
(acheter l’amour, l’amitié, la grâce : à quoi sert-il de l’interdire par
des normes ?). 3) Pourquoi ces échanges sont-ils bloqués et pas
d’autres ? Comment en rendre compte ? Est-ce en vertu de normes
morales universelles, ou en raison de l’existence de significations partagées,
propres à une société spécifique à un moment donné ?
4.7.Echanges bloqués justes et injustes
Pour Walzer, les meilleurs principes de
justice sont ceux qui tiennent compte de la spécificité des biens qui font
l’objet d’une redistribution. Par exemple, en matière de santé ce sont les
besoins de chacun qui doivent régler la redistribution, tandis qu’à l’école le
mérite doit entrer en compte. Selon cette conception pluraliste,
certaines injustices ont pour origine le fait qu’un principe valable dans une certaine sphère est appliqué
indument dans une autre sphère
(exemple : acheter des charges politiques fait intervenir injustement les
capacités financières dans une sphère où seul l’intérêt général doit servir de
critère ; ou bien introduire des critères de genre/couleur à l’université,
alors que seul le mérite doit compter, etc.). Ce sont ces interférences
qui sont injustes.
Mais comment connaissons-nous cette fameuse spécificité des biens qui fixe ce qu’il
est légitime d’en faire ? Pour Walzer, il existe des normes/conventions
reconnues par la plupart des membres d’une société : des significations partagées. Mais
on peut remettre en cause cette existence de significations partagées :
tout le monde n’est pas contre la discrimination positive par exemple (alors
qu’elle revient à faire intervenir des critères de genre et d’origine ethnique
là où seul le talent et le mérite devraient compter). En outre, les normes
bloquant certains échanges ne sont pas immuables : cf. la vente
d’organes, qui est aujourd'hui exclue en vertu de normes qui consacrent la non
commercialisation des éléments du corps humain, mais qui ne sera peut-être plus
révoltante à l’avenir (nous finirons par voir nos organes comme des choses
étrangères à nous-mêmes qui ne déterminent pas notre identité).
5. Coiffeurs, masseurs et prostitués : la grande famille des
services corporels
La plupart des arguments qui nient la
possibilité de considérer la prostitution comme un métier sont paternalistes : ils ne tiennent
pas compte du point de vue des principaux intéressés. Ceux qui respectent ce
point de vue ont plutôt tendance à considérer que l’activité des personnes qui
se font payer pour des services sexuels peut parfaitement être décrite comme
un métier.
5.1.Pourquoi il est si difficile de définir la prostitution
professionnelle
Même si elle n’aboutit pas à un
« certificat professionnel », l’activité qu’est la prostitution
repose néanmoins sur un certain nombre de savoirs
faire qui nécessitent un apprentissage.
Les travailleurs du sexe doivent savoir comment : 1) trouver les
clients, 2) accrocher les clients, 3) fournir un lieu approprié afin
d’effectuer la transaction, 4) plaire au client, 5) obtenir l’argent, 6) se
protéger des grossesses, des maladies physiques, de la violence des clients et
des personnes impliquées dans l’activité, 7) éviter la police. C'est aussi un
métier parce que ceux qui l’exercent ont tendance à développer une idéologie
professionnelle qui distingue les bonnes et les mauvaises pratiques.
Eviter de proposer des conditions nécessaires
et suffisantes à l’identification du métier de prostitué, mais rendre compte de
la grande variété de ces activités :
-
Elles peuvent être le fait de femmes,
d’hommes ou de transgenres.
-
Elles peuvent être imposées par la menace ou
la force, ou exercées de manière indépendante, soit dans un cadre protégé et
surveillé (maison close), soit en dehors de tout cadre
-
Elles peuvent être occasionnelles ou
régulières, durer toute la vie professionnelle ou une partie seulement
-
Elles peuvent être principales ou secondaires
(réalisation d’un fantasme, hobby)
-
Les clients peuvent être choisis ou non,
nombreux ou en quantité restreinte, connus ou inconnus
-
Les services sexuels offerts peuvent être
illimités ou spécifiques
-
Le paiement peut se faire selon divers
modalités (service sexuel gratuit, ou payé en nature, ou troc, ou argent). Les
sommes payées peuvent être très faibles ou très élevées.
-
La distribution des revenus avec les autres
partenaires de l’entreprise s’il y en a peut être équitable ou inéquitable.
Conservation par le travailleur sexuel de tous ses revenus, ou bien
confiscation par les partenaires.
-
Elles peuvent s’exercer dans une multitude d’endroits,
être plus ou moins dangereuses, durer plus ou moins longtemps, être plus ou
moins agréables
-
Elles peuvent être considérées comme un
métier légal et protégé par le droit du travail, ou comme un métier illégal qui
n’a pas droit à ce genre de protection, ou pas du tout comme un métier.
5.2.Fières d’être putes
Eviter le terme de « pute », car il
n’est pas réservé à ceux qui offrent des services sexuels contre de l’argent
(on peut être une « pute » sans vendre du sexe, par exemple lorsqu’on
se livre à des activités sexuelles autrement que dans les règles, et
inversement on peut vendre du sexe sans être une « pute », par
exemple lorsqu’on le fait dans le cadre de certaines institutions comme le
mariage).
5.3.La question de savoir si on est vraiment « libre »
d’entrer dans le métier a-t-elle de l’importance ?
Pour les abolitionnistes, on ne peut faire ce
métier que contraint et forcé : si on avait vraiment le choix, on ne
l’exercerait pas. Ce raisonnement a une validité empirique nulle car il ne peut
être démenti par aucune vérification auprès des principaux concernés :
confronté à des personnes qui affirment s’être engagées dans la prostitution
sans y avoir été forcées, celui qui tient ce raisonnement pourra toujours
objecter qu’elles se trompent elles-mêmes ou qu’elles trompent délibérément
autrui. En réalité, ce raisonnement est purement paternaliste en ce sens
qu’il ne prend jamais au sérieux la parole des personnes qui déclarent qu’elles
travaillent de manière indépendante.
Est-il important de se poser la question de
la liberté de choix de ce métier ? Qui est vraiment libre de choisir son métier ? Il existe des
déterminismes puissants susceptibles d’expliquer n’importe quel choix de
métier : origine sociale, ressources matérielles, influence des modèles familiaux,
parcours scolaire, état du marché du travail, etc. Selon ces critères, l’épicier, l’instituteur, le médecin ou
l’avocat n’ont pas été plus « libres » de choisir leur mériter que le
travailleur du sexe.
Ce qui compte, plutôt que la question de la liberté
de choix (qui est indécidable), ce sont les
conditions concrètes d’exercice du métier et les possibilités existantes de le quitter si on ne veut plus
l’exercer, comme c'est le cas pour tous les autres métiers.
5.4.La banalisation de la prostitution est-elle possible ?
Le commerce du sexe peut être vu comme un
métier de service corporel : mais est-ce un service corporel aussi banal
que celui d’un dentiste ou d’un kinésithérapeute ? 2 types d’arguments
s’opposent à cette assimilation :
-
Arguments factuels :
différences factuelles significatives entre la mise à disposition de son sexe
en vue de la satisfaction d’autrui et le service corporel comme le massage
professionnel.
-
Arguments politiques et moraux :
arguments qui ne partent pas de traits factuels caractéristiques de l’activité
sexuelle rémunérée, mais de sa valeur morale. Il s’agit de montrer, soit que le
commerce sexuel est immoral en lui-même (indépendamment de ses conséquences),
soit que les conséquences de la reconnaissance légale de ce commerce sexuel
seraient immorales.
On peut critiquer ces deux types d’arguments
(de 5.5. à 5.7, critique des arguments factuels ; 6 : critique des
arguments politiques et moraux).
5.5.Assistance sexuelle aux handicapés
Suisse romande : formation légale
d’assistants sexuels orientée vers l’aide aux handicapés physiques et mentaux.
France, juin 2009 : manifeste « Tous solidaires envers les personnes
handicapées » demandant le droit des personnes handicapées à une vie
affective et sexuelle. Réponse à ce manifeste en août 2009, Libération, « Assistance sexuelle
pour handicapés ou prostitution ? » : la légalisation d’un
métier d’assistant sexuel serait en contradiction complète avec le combat
contre le trafic des personnes aux fins de prostitution. Réponse d’un des auteurs
du manifeste : l’assistance sexuelle n’est pas de la prostitution,
l’aidant sexuel est un volontaire qui doit payer une formation coûteuse avec
des cours de psychologie spécialisée, et il n’est naturel qu’il soit rétribué
en compensation notamment de ces dépenses de formation.
5.6.A la recherche de la petite différence qui fait toute la
différence
Même les promoteurs d’un métier de service
aussi proche de la prostitution que l’assistance sexuelle aux handicapés
refusent catégoriquement qu’il soit assimilé à de la prostitution. Ils
cherchent la petite différence qui fait toute la différence.
5.7.Existe-t-il une différence de nature entre le travail d’un
coiffeur et d’une prostituée ?
Si on réfléchit sans préjugés aux activités
des professionnels du service corporel, on peut se dire qu’il existe une continuité
entre la prostitution et tous les autres métiers de service dont la finalité
est d’entretenir ou de soigner le corps humain, de le protéger et de l’aider à
satisfaire ses besoins. Il y a suffisamment de traits factuels communs entre le
masseur, la nourrice, le coiffeur, le dentiste, le gynécologue, etc. pour qu’il
ne soit pas absurde d’affirmer qu’ils appartiennent à la même famille.
Mais y a-t-il aussi des différences
significatives entre le sexe rémunéré et les autres métiers de service ?
-
Le
rapport à l’intimité d’autrui. Dans la mesure où il consiste à toucher les
parties dites « intimes » d’autrui, le travail sexuel offrirait un
service corporel qui le distinguerait de tous les autres. Mais le proctologue qui visite un rectum, le gynécologue qui
vérifie les organes génitaux de sa patiente, l’aide-soignante qui lave un
corps, la nourrice qui change les couches d’un bébé, ne font-ils pas eux
aussi une exploration intime
d’autrui ?
-
Les
parties du corps utilisées. Le gynécologue ou le dentiste ne se sert
que de leurs mains et d’instruments qui les prolongent dans l’exercice de leur
métier, tandis que les travailleurs sexuels se servent aussi de parties
sexualisées de leur corps, ce qui revient à mettre sur le marché leur propre
intimité corporelle. Une différence serait que dans le cas du gynécologue,
c'est le client qui paie pour l’invasion de sa propre intimité, tandis que dans le cas du travail sexuel le client
paie pour envahir l’intimité d’autrui.
Mais les nourrices qui allaitent un
nourrisson, les ostéopathes qui font des manipulations en se collant à leurs
patients ne se servent-ils pas eux aussi de parties sexualisées de leur
propre corps pour rendre le service ?
-
Le
degré de neutralité affective. Le travail sexuel serait unique dans sa
neutralité affective et particulièrement répugnant pour cette raison ; il
serait le seul à admettre l’interchangeabilité et l’anonymat des clients,
l’échange d’un service personnel
contre un équivalent abstrait et général (l’argent), l’exclusion complète des
contacts affectifs. Mais 1) on
retrouve ce trait dans tous les autres métiers de service corporel : l’infirmière
qui fait des prélèvements de sang à la chaîne n’est pas spécialement intéressée
par la personnalité des patients ; et 2)
ce trait ne caractérise pas nécessairement le travail sexuel : un
travailleur sexuel peut avoir des clients réguliers avec lesquels il entretient
des rapports personnels.
-
La
finalité. La finalité du travail sexuel est seulement
de donner du plaisir contre rémunération, tandis que ce n’est pas exclusivement
celle des autres métiers de service corporel : on peut éprouver du plaisir
à coiffer et à se faire coiffer, mais le but du coiffeur n’est pas de donner du
plaisir au client contre paiement (son but est de le coiffer ; la séance
peut être très désagréable sans pour autant contredire les buts du coiffeur et
du coiffé). C'est donc ce critère de la finalité qui fonctionne le mieux pour
distinguer la prostitution des métiers de service corporel. Le fait que le
travail sexuel ait le plaisir et non
le soin comme finalité pourrait
expliquer pourquoi nous avons tendance à ne pas le placer dans la même classe
que les autres métiers de services corporels, mais il n’explique pas
pourquoi il devrait être disqualifié moralement. L’industrie du spectacle
de divertissement (cinéma, concerts, sports, etc.) a comme finalité de donner
du plaisir contre rémunération, et pourtant les acteurs, chanteurs,
footballeurs ne sont pas particulièrement méprisés.
Ce qui peut donc étonner, c'est l’importance de la différence normative qu’on a tendance à établir
entre le travail sexuel et les autres formes de service corporel, comparée à la
faiblesse de la différence factuelle
entre eux. Finalement, ce qui distingue le plus clairement le travail
sexuel des autres activités de service corporel, c'est le stigmate
d’infériorité morale qui lui est attaché : c'est donc une réaction sociale qui pourrait changer, et non un
trait intrinsèque du sexe rémunéré.
6. Jusqu’où pourrait aller la liberté de se prostituer ?
Les arguments politiques et moraux contre
l’idée que le travail sexuel pourrait être « un métier comme un
autre » sont beaucoup plus agressifs que les arguments factuels et
prennent souvent la forme de questions provocantes.
6.1.« Croyez-vous qu’il serait normal de radier une chômeuse de
la liste des demandeurs d’emploi si elle refusait une place de
prostituée ? »
Il y a toutes sortes d’autres métiers que la
prostitution dont on pense qu’une agence pour l’emploi ne devrait jamais
chercher à les imposer, sans qu’on en tire la conclusion qu’ils sont
immoraux.
6.2.« Pensez-vous que la promotion de la prostitution à la
télévision ou par voie d’affiches serait tolérable ? »
Il ne faut pas confondre ce qui choque avec ce qui est
injuste/immoral. Si on considère que les campagnes de publicité trop
massives et agressives sont des façons de forcer le choix de gens, alors c'est
une bonne raison de limiter la promotion de la prostitution, mais aussi celle
de tous les autres métiers (les campagnes massives et agressives pour être
militaire sont aussi des façons douteuses de forcer le choix des gens, qui
n’ont rien à voir avec le caractère moral ou immoral de cette profession).
6.3.« Aimeriez-vous que votre fille se prostitue ? »
Ce qu’on « n’aimerait pas voir sa fille
faire » n’est pas toujours un bon critère de ce qui est injuste/immoral.
Cf. ceux qui n’aimeraient pas que leur fille épouse une autre fille, ou un
noir, ou un musulman, ou un handicapé, etc. On peut désirer que sa fille choisisse
un métier moins dangereux et plus valorisé socialement, mais ces raisons de
prudence ou d’intérêt ne sont pas morales, et elles pourraient valoir pour
n’importe quel autre métier aussi dangereux et dévalorisé (qui aimerait que sa
fille soit ouvrière dans une usine de fabrication de produits hautement
toxiques ?).
6.4.« Diriez-vous des condamnés aux travaux forcés qu’ils font
un « métier comme un autre » ? »
Certes, une forme moderne d’esclavage existe
dans le travail sexuel (confiscation des papiers d’identité, séquestration de
la victime, fourniture d’un travail sans contrepartie financière ou avec
contrepartie dérisoire, conditions d’hébergement et de travail contraires à la
dignité de la personne, rupture des liens familiaux, isolement culturel). Mais
cette forme moderne d’esclavage existe aussi dans d’autres activités de
service, dans l’agriculture, dans l’industrie, etc., un peu partout dans le
monde. On continue cependant de considérer ces emplois comme des métiers qui
devraient être protégés par le droit du travail. Lutter pour l’abolition de
l’esclavage ne signifie pas se battre pour la disparition des métiers d’ouvrier
agricole ou de femme de ménage, mais c'est tout faire pour que les
conditions d’exercice de ces activités deviennent juste et décentes. De
même, la lutte contre l’esclavage sexuel ne devrait pas être confondue avec la
revendication de la disparition du travail sexuel : elle devrait être un
combat pour que les conditions d’exercice de ce travail deviennent justes et
décentes.
6.5.« Pensez-vous que mendier est un métier ? »
L’assimilation de la prostitution à la
mendicité est dangereuse, car elle conforte la volonté de contrôler la voie
publique à des fins économiques, sous le prétexte que mendiants et prostitués
sont des perturbateurs potentiels de sa tranquillité. Toute mesure répressive
contre la mendicité peut être étendue à la prostitution du fait de leur
classement dans la même rubrique du code pénal. L’intention est d’éliminer les
indésirables afin de revaloriser certaines zones urbaines.
6.6.« Aimeriez-vous qu’on vous traite comme un individu
interchangeable, sans aucune valeur personnelle, juste bon à donner du plaisir
sexuel ? »
Tout ce que nous savons de l’expérience des
prostitués semble contredire l’idée que celui qui vend un rapport sexuel est
nécessairement vu ou traité comme un individu interchangeable, sans aucune
valeur personnelle, juste bon à donner du plaisir sexuel, et qu’il se voit
lui-même nécessairement ainsi. Grande variété d’expériences du rapport sexuel
payé, et formes de résistance
intérieure à toutes les tentatives d’abaissement dans l’exercice de cette
activité. Cf. Barbara et de Coninck, La
partagée : « Nous vendons du vent, nous sommes du vent. Personne
ne pourra s’emparer d’une parcelle de nous. Nous montrons une vitrine, un
emballage, mais le contenu de la boîte, l’intérieur, notre petit bout
d’intimité appartient à nous seules ». Et à côté des descriptions
misérabilistes du travail sexuel, il y a aussi des glorifications des personnes
qui l’exercent, cf. Paglia, « Une voiture à soi pour les
amazones » : « Je défends et je glorifie donc la prostituée
comme une hors-la-loi sexuelle, une rebelle contre le code social
répressif ».
6.7.« Diriez-vous d’un individu qui s’est fait tabasser qu’il a
« bien travaillé » ? »
On
pourrait dire la même chose des femmes qui passent leur vie à plumer des
volailles à cadence forcée sous les insultes des contremaîtres : il ne
viendrait à l’idée de personne de contester que ce qu’elles font est un métier
comme un autre, même si personne n’aurait envie de l’exercer dans ces
conditions.
6.8.Questions de justice sociale
Si le travail sexuel est un métier comme
un autre, alors son exercice pose des questions de justice sociale :
-
Les conditions d’embauche et d’exercice du
métier respectent-elles les normes du droit du travail ?
-
Le travailleur sexuel est-il justement
payé ? Reçoit-il la part du
produit du travail qui lui revient ?
Les employeurs, l’Etat ou les différents « passeurs » prélèvent-ils
une part légitime de ce produit ou s’agit-il d’une forme de volonté ?
-
Le travailleur sexuel a-t-il des garanties
pour sa santé, sa retraite, son logement, sa formation, l’éducation de ses
enfants ? Si oui, sont-elles conformes aux normes sociales et aux
principes de répartition du pays dans lequel il vit ?
6.9.Faut-il sacrifier les travailleurs sexuels libres pour sauver
ceux qui sont réduits en esclavage ?
L’interrogation sur la liberté de se
prostituer ne peut pas être annulée par le rappel constant du fait de la
prostitution forcée. Cf. manifeste de
Iacub, Millet et Robbe-Grillet, « Ni coupables, ni victimes : libres
de se prostituer » : il s’agit de revendiquer la pleine liberté de
se prostituer sans être considéré comme victime ou coupable, hors de toute
forme de réglementation ou de contrôle sanitaire et policier. Cf. aussi
Borillo, « La liberté de se prostituer ».
Cette position a été attaquée comme une
fantaisie de bourgeoises confortablement installées et complètement ignorantes
des réalités de l’esclavage sexuel organisé à l’échelle mondiale (cf. Mathieu,
La condition prostituée). Mais ces attaques
contre la manifeste convoquent des faits (l’existence de formes
d’esclavage sexuel) qui n’ont rien à voir
avec la revendication à la pleine liberté de se prostituer, qui elle est une affaire
de droit. La question posée par
le manifeste n’est pas de savoir si la liberté concrète de se prostituer existe
vraiment, mais si elle devrait (en droit) exister, et quelles mesures il faudrait prendre pour
qu’elle soit garantie concrètement au cas où elle n’existerait pas.
En outre, revendiquer la liberté de se
prostituer, c'est aussi défendre la liberté de ne pas se prostituer, et
donc rejeter toutes les formes avérées d’esclavage sexuel.
6.10.
Accord sur les
faits, désaccord sur les normes
Il serait indécent de nier l’existence de
personnes contraintes de se prostituer par la violence et la misère [mais
toutes les données sur la réalité de la prostitution sont sujettes à caution en
raison du caractère clandestin, mobile et fluctuant de l’exercice de la
profession ; cf. Deschamps, Le sexe
et l’argent des trottoirs].
Mais quelles conclusions pratiques doit-on en
tirer ? Aucune proposition (pénaliser les clients, punir les prostitués,
rouvrir les maisons closes, reconnaître le travail sexuel individuel) ne fait
l’unanimité : des politiques complètement opposées sont adoptées par des
Etats qui pourtant font le même constat sur les ravages de la prostitution
forcée. Cf. Hindle, Les lois sur la
prostitution dans certains pays : « il n’y a guère de consensus
sur la réponse législative qu’il faudrait donner à cette situation ». Abîme logique entre les faits et les normes.
6.11.
L’argument de «
l’urgence »
En dépit de tous les arguments (conceptuels,
politiques et moraux) qui parlent en sa faveur, l’idée que l’échange de sexe
contre de l’argent est légitime parce que c'est un paiement en contrepartie
d’un service professionnel corporel comme un autre, est loin de faire
l’unanimité. Elle divise profondément le mouvement féministe.
Certaines militantes rejettent le projet de
reconnaître le travail sexuel pour des raisons purement politiques :
reconnaître aux femmes la liberté de se prostituer reviendrait à reconnaître
aux proxénètes la liberté de les asservir. Une telle reconnaissance serait une
forme de capitulation devant la « domination masculine », la
brutalité des « Etats proxénètes » ou de « l’ordre marchand
néo-libéral ». Elle ne ferait que légaliser la violence envers les femmes
et donner carte blanche à ceux qui l’exercent de la façon la plus cruelle. Cf.
Hirata, Dictionnaire critique du
féminisme.
On pourrait accepter qu’à partir d’une
certaine quantité de souffrances et pour éviter qu’elles augmentent encore, certaines entorses à des droits et à des
libertés pourraient être moralement légitimes. Mais la dénonciation du
trafic international des personnes aux fins de prostitution repose sur des
données dont la fiabilité est douteuse, et surtout les remèdes proposés sont
loin d’être convaincants, acceptables ou en rapport avec le diagnostic.
En réalité, certaines urgences militent
plutôt en faveur de la reconnaissance du travail sexuel. Reconnaître que ceux qui vivent des
services sexuels travaillent pourrait rendre légitimes leurs demandes de
régularisation. Ceux que la situation des sans papiers révolte pourraient
avoir cette raison politique urgente de soutenir la reconnaissance du
travail sexuel. La légalisation du travail sexuel pourrait être un moyen de
répondre à la dégradation de ceux qui vivent des services sexuels, hors de
toute protection.
L’argument purement politique de l’urgence va donc dans
des directions opposées. Il ne permet pas à lui seul de justifier le refus de
reconnaître la légitimité du travail sexuel.
7. Qu’est-ce qui ne va pas dans la dénonciation de la marchandisation
des corps ?
Marchandisation
= certains biens ou services ne devraient pas être vendus ou achetés, même si les partenaires de l’échange y
consentent. Dénoncer la marchandisation reviendrait à soutenir que certains échanges bloqués devraient le
rester et en aucun cas être débloqués. Exemple : services sexuels,
tissus, organes et produits du corps humain.
Pourquoi ces biens ne pourraient-ils pas être
achetés/vendus, si telle est la volonté des partenaires de
l’échange ? Pourquoi
ces échanges devraient-ils rester bloqués ?
7.1.Confusions dans le débat sur la « marchandisation »
On a pris l’habitude de chercher du côté de
Kant une réponse non religieuse à cette question qui soit acceptable dans une
société laïque : de telles transactions seraient contraires à la
dignité humaine et l’impératif universel de respecter cette
dignité dans sa personne et dans celle d’autrui aurait la priorité sur
la volonté des individus.
Certains juristes estiment que tout le
dispositif de régulation légale de ces transactions repose sur le principe de
dignité. Ce dispositif consacre l’anonymat,
le consentement et la gratuité. Ce qui donnerait une unité à
ces trois normes, ce serait une valeur sous-jacente : la dignité
humaine, à laquelle toute forme de commerce
du corps en tant que support de la personne porterait atteinte. Cf. Dreifuss-Neitter,
« Le principe cardinal est le respect de la dignité de la personne
humaine ». Ce qui n’irait pas dans la marchandisation, ce n’est pas
qu’elle serait la cause d’inégalités injustes, mais plus profondément qu’elle
porterait atteinte à la « dignité de la personne humaine ».
Mais l’appel
à l’idée de dignité permet-il de faire un tri entre ce qui peut être légitimement acheté/vendu et ce qui ne
peut l’être ? Non, car on ne parvient pas à répondre aux questions
comme : pourquoi serait-il contraire à la dignité de vendre ses capacités
à donner du plaisir sexuel ou à porte un enfant, et non de vendre ses capacités
athlétique, sa patiente, son habileté, ses connaissances ou son
intelligence ?
Par ailleurs il est douteux que la justification
des normes légales (anonymat, gratuité, consentement) qui règlent les
transactions de produits/parties/capacités du corps repose exclusivement sur le
principe de dignité. On ne voit pas très bien comment l’anonymat du don de
sperme exprimerait le respect de la dignité de la personne humaine. De fait, les trois normes (anonymat, gratuité,
consentement) ne sont pas justifiées par le principe de dignité. Ce sont
plutôt les impératifs de sécurité sanitaire qui sont mis en avant pour
justifier la gratuité des
prélèvements de sang (la gratuité permet d’éviter la mise sur le marché de
produits dangereux ayant échappé au contrôle médical pour des raisons vénales),
et c'est l’intérêt supérieur de l’enfant ou du donneur qui est invoqué
pour justifier l’anonymat du don de
sperme ou l’interdiction des mères porteuses. Quant au consentement, c'est une notion en conflit avec l’idée de dignité de
la personne humaine : l’idée de dignité sert à limiter la valeur du consentement (cf. Ogien, L’éthique aujourd'hui. Maximalistes et minimalistes).
On voit donc que le débat public sur la
marchandisation se déroule dans la plus grande confusion.
7.2.Pourquoi paie-t-on tout le monde sauf celui qui fournit le
principal ?
En ce qui concerne la mise à disposition
d’autrui de parties/produits de son corps, le refus d’envisager toute forme de rémunération
par crainte de la marchandisation est souvent irréfléchi. En effet il y a
beaucoup d’argent qui circule dans ces activités : payer le personnel
soignant et administratif, payer la maintenance des locaux et des instruments techniques,
payer la recherche et les laboratoires pharmaceutiques, etc. Le seul qui n’aurait pas le droit moral
d’être payé ou compensé pour sa participation au processus thérapeutique serait
le donneur : pourquoi ? Pourquoi paie-t-on tout le monde sauf celui qui fournit le principal ?
Cette exclusion ne pose pas de problème si
elle correspond à la volonté du donneur. Mais si celui qui fournit l’organe
estime qu’il pourrait être rétribué, pourquoi
serait-il interdit de le satisfaire ?
-
On ne peut pas se contenter de lui dire qu’il
ne mérite aucune rémunération parce qu’il ne travaille pas (à la
différence du personnel soginant et administratif) : car il pourrait
répondre qu’en vendant un vieux canapé dont il est propriétaire, il ne
travaillerait pas plus qu’en donnant un rein ou du sperme, et pourtant personne
ne trouverait injuste qu’il soit payé pour cette transaction.
-
Si on lui rétorque que sa comparaison n’est
pas pertinente parce que son organe ne vaut rien sans intervention médicale (il
ne peut l’extraire et le transférer lui-même sans le détruire), il peut
répondre qu’il est prêt à payer une compensation au médecin pour son travail.
-
Enfin on pourrait lui dire qu’il n’est pas
pleinement propriétaire de son corps et de ses éléments car ce ne sont pas des
choses à vendre ou à acheter : mais il pourra objecter que c'est
précisément ce qu’il faut prouver
(contre les libertariens qui prétendent le contraire).
En acceptant une rémunération, le donneur annule-t-il le
caractère supposé « altruiste » de son geste ? Pas
forcément. Personne ne semble penser que le médecin qui se fait payer est
purement vénal et que son activité n’a aucun caractère altruiste. Pourquoi
faudrait-il juger que le caractère altruiste du geste du donneur d’organes
serait complètement annulé s’il recevait une rétribution financière ?
7.3.La dénonciation de la « vente » des bébés
Pour qualifier l’assistance médicale à la
procréation ou la gestation pour autrui, on parle de « transformation des
bébés en marchandises », en objet à commander/vendre/acheter. C'est
inapproprié : personne ne considère que les parents ayant payé 20000 euros
une équipe médicale pour une fécondation in vitro ont « acheté un
bébé ». Pourquoi devrait-il en aller autrement s’ils ont eu recours à
une mère porteuse ? En outre, il ne faut pas oublier que, lorsqu'ils versent
des compensations à une mère porteuse, ce que les parents achètent n’est pas
un droit d’utiliser un enfant comme un objet mais des devoirs de
protection et d’éducation.
Quant à l’expression « fabrication
d’enfants », c'est une formule rhétorique qui ne veut rien dire : on
ne peut fabriquer que des objets inanimés et non des êtres vivants. Même si on sélectionnait
tous les traits d’un bébé à naître, on ne le fabriquerait pas littéralement, car à l’aboutissement il y aurait
un être vivant et non un objet inanimé.
7.4.Les marchés d’organes sont-ils immoraux ?
Cf. Ogien, « Qui a peur des marchés
d’organes ? », in Critique,
751.
Les chercheurs qui s’intéressent au modèle
économique du calcul des coûts et des bénéfices expliquent le penchant des gens
pour la gratuité en supposant que la
satisfaction des donneurs d’avoir accompli un acte désintéressé peut être
supérieure aux sommes qu’il pourrait recevoir s’il était rémunéré.
D’autres chercheurs qui récusent ce modèle
économiste aboutissent pourtant à la même conclusion ; ils soutiennent que
l’adhésion des agents à certaines normes
et valeurs exclut tellement de leur esprit la pensée que ces actions pourrait
être rémunérée qu’ils ne peuvent envisager cette perspective (ou qu’avec
dégoût). Cf. Elster, Le désintéressement.
Traité critique de l'homme économique, I.
Puisque l’utilité/efficacité parle plus en
faveur de la gratuité, la défense de la rétribution doit donc être fondée sur
un autre argument : la
rétribution doit être préférée à la gratuité non parce qu’elle est plus efficace mais parce qu’elle rend le
transfert d’organes plus acceptable moralement.
A première vue, cette hypothèse semble
absurde : comment un marché libre où
chacun pourrait vendre et acheter des organes au prix qui lui convient
pourrait-il être plus acceptable moralement qu’un système fondé sur
l’altruisme, le don et la gratuité ? Un tel marché semble relevé de la
confusion des « sphères de justice » (Walzer, Sphères de justice) : le corps
humain, ses parties et produits sont des biens qui devraient échapper au
commerce par principe.
Mais en réalité, l’idée qu’un marché des organes n’aurait rien
d’immoral est très défendable.
Dans le dispositif légal en France, le don
d’organes n’est pas rétribué et n’est autorisé qu’entre proches. Il est à la
fois gratuit et personnalisé. Ce dispositif est supposé empêcher toute
« dérive mercantile » et toute « commercialisation » des
parties du corps humain.
-
Mais il est une source évidence
d’injustice : ceux qui n’ont pas la chance d’avoir une famille
nombreuse comprenant des membres physiologiquement compatibles auront des possibilités moindres d’avoir accès aux
bénéfices d’une greffe (cf. Dumitru, « Consentement présumé, famille et
équité dans le don d’organes »). Le
principe de justice qui nous demande de compenser les handicaps dont on n’est
pas responsable est donc violé par ce dispositif qui limite le cercle
des donneurs à la famille proche.
-
Il a également des désavantages
psychologiques et moraux. Du fait des restrictions relatives au cercle des
donneurs, il peut en résulter que le receveur soit écrasé par le poids de sa dette à l’égard d’un être proche
et cher qui, en lui donnant un organe, perd pour lui une partie de sa santé. De
son côté, le donneur peut avoir le sentiment d’avoir été forcé s’il accepte le prélèvement, et d’être un monstre s’il ne le fait pas. Cf.
le film Un conte de Noël de
Desplechin.
Un marché des organes, payant et anonyme, ne serait-il
pas plus moral que ce système de don forcé ?
-
C'est une conclusion qui s’impose dans une
perspective déontologique libertarienne où ce qui compte par-dessus
tout, c'est le respect du droit de chacun
de choisir librement ce qu’il fera de son propre corps.
-
En outre un marché libre des organes pourrait
permettre de casser le marché noir existant, ce qui serait un autre avantage
moral.
-
Dans une perspective conséquentialiste,
où l’action juste est celle qui contribue
à créer le plus de bien ou le moins de mal possible dans l’univers, le
marché libre d’organes pourrait également avoir une valeur morale parce qu’il
diminuerait la quantité de mal dans l’univers.
Au total, l’immoralité des marchés d’organes est donc
loin d’être établie. On peut même leur trouver une valeur
morale lorsqu’on les examine tant du point de vue déontologiste que conséquentialiste.
Un marché libre d’organes ne serait pas
nécessairement juste : pour qu’elle ne soit pas injuste, il vaut sans
doute mieux déléguer à un organisme indépendant (qui recevrait de l’Etat son
financement) l’organisation de la collecte/distribution des organes, la prise
en charge des frais médicaux et la prise
en charge des risques auxquels s’expose le donneur pendant et après la
transplantation. Il s’agirait d’une indemnisation
et non d’une rémunération :
ce qui justifierait la dépense publique ne serait pas le paiement en échange
d’un bien qui pourrait profiter à une personne particulière, mais le
bénéfice du don à la société dans son ensemble (allègement des listes d’attente,
diminution des dépenses de santé en cas de greffe réussie, etc.).
Ce modèle s’applique-t-il au sexe ?
Pourrait-il exister des droits d’accès
aux capacités des autres à donner du plaisir sexuel en cas de besoin urgent,
comme il pourrait exister des droits
d’accès aux organes d’autrui en cas de besoin vital ? Les projets
d’assistance sexuelle aux handicapés sont des façons de répondre
« oui » à cette question.
8. Avons-nous le devoir moral de mettre notre corps à la disposition de
ceux qui en ont besoin ?
Pourquoi les relations sexuelles, la
gestation pour autrui ou le prélèvement d’organes ne pourraient-ils être
achetés/vendus, si telle est la volonté
des partenaires de l’échange ?
Les conséquentialistes sont divisés sur la question du
commerce du sexe et du corps :
-
Certains conséquentialistes pensent que ces
échanges auraient des effets monstrueux en termes d’inégalités sociales et de
malheur humain : il faut les éradiquer
-
Pour d’autres conséquentialistes, ces échanges
pourraient avoir des effets positifs : 1) la dépénalisation complète
des rapports sexuels rémunérés permettrait l’accès aux bénéfices de la
sexualité à certaines catégories de personnes qui en sont exclues (par exemple
les handicapés). 2) La rétribution des dons d’organes permettrait de
sauver de nombreuses vies humaines. 3) La gestation pour autrui
équitablement dédommagée pourrait contribuer au bonheur de couples
infertiles ou homosexuels. Dans les trois cas, des injustices naturelles ou accidentelles pourraient être compensées.
Les déontologistes sont aussi divisés que les
conséquentialistes :
-
Les déontologistes kantiens pensent que nous ne pouvons pas tout faire de notre
corps, même si c'est pour le plus
grand bien-être de tous, car certains usages du corps sont contraires à
la dignité de la personne humaine.
-
Les déontologistes libertariens pensent que nous pouvons tout faire de notre corps
(le vendre, l’hypothéquer, le détruire), même
si c'est pour le plus grand malheur de tous, car nous en sommes pleinement
propriétaires. Cf. Vallentyne, « Libertarisme, propriété de soi et
homicide consensuel ».
Comment trancher ? L’intérêt
philosophique du droit à l’assistance sexuelle pour les personnes handicapées
pourrait nous aider à remette en cause les deux conceptions déontologiques
opposées des kantiens et des libertariens.
8.1.Est-il mal de s’offrir comme simple « moyen » pour la
satisfaction sexuelle d’une personne handicapée ?
Supposons qu’il y ait un droit à l’assistance
sexuelle pour les handicapés. Si un tel droit existe, il implique un devoir
de mettre ses capacités sexuelles à la disposition d’autrui, dans certains
cas et certaines modalités (par exemple une compensation monétaire pour
l’assistant).
L’injonction kantienne de ne jamais s’offrir soi-même comme simple
moyen à la satisfaction sexuelle des autres contre de l’argent est intenable
dans cette forme dogmatique : quel
mal y aurait-il à s’offrir comme simple moyen pour la satisfaction sexuelle
d’une personne qui n’a pas la possibilité de la trouver par elle-même en raison
de déficiences physiques ou mentales ? Le débat sur l’assistance sexuelle
nous amène à remettre en cause l’absolutisme kantien.
8.2.Ceux qui en ont besoin ont-ils un droit sur notre corps ?
Pour les libertariens, nous avons la
pleine propriété de notre corps et des produits de notre travail : personne n’a le droit moral de nous priver
d’un organe sans notre consentement, et personne n’a le droit moral de nous
confisquer une partie des produits de notre travail contre notre volonté. Pour
les libertariens, la redistribution des produits de son propre travail aux
plus pauvres devrait être aussi volontaire
que la mise à la disposition de notre corps à autrui.
Mais l’idée que toutes les formes de taxation forcée sont illégitimes
contredit nos intuitions en matière de justice sociale. Par exemple, nous
estimons qu’il n’est pas injuste de prendre de force une part des revenus
des plus riches pour venir en aide à ceux qui en ont un besoin urgent..
Nous pouvons même aller jusqu’à penser que ceux
qui ont u besoin matériel urgent/vital ont un certain droit sur les
revenus des plus riches, qui pourrait rendre le vol et la violence
légitimes. Certains légistes ont consacré un « droit de voler par
nécessité », puisé dans le « droit naturel permettant à toute
personne de survivre en prélevant des biens sur autrui ».
Si un libertariens tient compte de cette
intuition, alors il devra se poser la question suivante : s’il y a des droits des autres sur les
produits de notre travail, n’y aurait-il pas des droits des autres sur notre
propre corps ? Pour un libertariens, il y a une symétrie absolue
entre les droits des autres sur les produits de mon travail et les droits des
autres sur mon corps : si les
autres n’ont pas de droits sur les produits de mon travail, alors ils n’ont pas
de droits sur mon corps ; mais s’ils ont des droits sur les produits de
mon travail, alors ils ont des droits sur mon corps. Or les autres ont des
droits sur les produits de mon travail, donc ils ont des droits sur mon corps.
8.3.Notre corps ne nous appartient pas plus que les produits de
notre travail
Si ce raisonnement est correct, alors même le
libertariens le plus radical devra reconnaître que nous ne pouvons pas avoir la pleine propriété de nous-mêmes : notre
corps ne peut pas nous appartenir plus que les produits de notre travail, et
les produits de notre travail ne peuvent pas nous appartenir complètement.
C'est une conséquence de l’application rigoureuse du raisonnement libertariens
qui admet une symétrie complète entre le rapport au corps et le rapport aux
produits du travail humain.
La conclusion du raisonnement n’est pas
absurde mais elle est difficile à accepter : de même qu’il n’est pas injuste de priver une personne par la
contrainte d’une partie de ses revenus pour la donner à ceux qui en ont un
besoin urgent, de même il n’est pas injuste de la priver par la contrainte
d’une partie de son corps pour la donner à ceux qui en ont un besoin urgent.
Ce résultat est choquant à première vue, mais
nous l’acceptons très bien dans le cas où des organes sont prélevés sur des
personnes décédées dont le consentement est seulement présumé pour les greffer
sur ceux qui en ont un besoin vital. Cf. Harris, « The Survival
Lottery ». En outre ce genre de taxation des corps est admis en temps
de guerre sans susciter la réprobation générale : les Etats ne se sont
jamais privés d’utiliser les corps
des jeunes gens sans leur demander leur avis, et de les renvoyer chez eux avec
des membres ou des organes en moins. L’indignation devant la taxation d’organes
pour sauver des vies devrait donc être atténuée
par cette comparaison : au moins ici, la cause servie par la taxation est
bonne.
Mais serait-il
barbare de se comporter ainsi à l’égard des vivants,
c'est-à-dire de les priver d’un organe par la contrainte afin de le donner à
une personne qui en aurait un besoin urgent ? Quels critères de
sélection mettre au point pour le choix des malheureux dont les organes
seraient prélevés ? Le moins injuste serait probablement une loterie
nationale ou internationale.
8.4.Et le sexe dans tout ça ?
Si on étendait ces principes au sexe, le
résultat serait inquiétant : ceux
qui ont un besoin de sexe urgent auraient le droit de se servir du sexe des
autres pour obtenir satisfaction, et l’Etat
pourrait faire respecter ce droit par la menace et la force.
L’objection qui pourrait venir à l’esprit est
qu’il est absurde de mettre sur le même plan le besoin vital de nourriture
et le besoin de sexe. Mais ces besoins sont peut-être incommensurables : il n’existe aucun moyen de prouver qu’ils
ne sont pas aussi importants l’un que
l’autre (même si la privation de sexe n’a pas les mêmes conséquences physiques
que la privation de nourriture).
Le problème le plus difficile à résoudre est
celui de la contrainte. La
contrainte paraît légitime dans le cas des prélèvements des produits du travail
des plus riches pour répondre à des besoins urgents, mais elle ne semble pas
légitime pour le prélèvement d’organes ou l’obtention d’une satisfaction
sexuelle. Mais pourquoi ?
8.5.Le viol et la fraude
L’intuition selon laquelle personne n’a le
droit de s’emparer d’une partie de notre corps sans notre consentement est
tellement forte que nous préférons sacrifier
un principe général (notre corps ne nous appartient pas plus que les
produits de notre travail) que d’y renoncer. Pour que cette intuition ne soit
pas menacée, il faut aller contre le raisonnement libertariens, et accepter de dissocier complètement 1) la
question de savoir ce que les autres ont le droit de faire des produits de
notre travail et 2) la question de savoir ce que les autres ont le droit
de faire de notre corps. Cf. Dumitru, « Libertarisme de gauche ».
Il faut traiter ces 2 obligations (donner nos
organes à ceux qui en ont un besoin vital et donner une partie des produits de notre
travail à ceux qui en ont un besoin urgent) comme si elles n’avaient rien à
voir, comme si les questions de
redistribution des produits du travail étaient étrangères à celles de la
redistribution des corps.
Cf. distinction entre le viol et la fraude
fiscal : on ne peut mettre sur le même plan les principes de justice sociale (qui valent pour la fraude) et les principes qui protègent l’intégrité
psychologique et physique personnelle (qui valent pour le viol).
Même s’il est légitime d’utiliser la coercition
pour redistribuer les produits de la coopération économique/sociale, il ne suit
pas qu’il est légitime d’utiliser les mêmes moyens pour la redistribution des
corps. Il faudrait un argument
indépendant et décisif pour justifier la redistribution des corps par la
menace ou la force, or pour le moment il n’y en a pas.
8.6.Du don d’organe au don de sexe
1)
Existe-t-il des raisons de penser que, dans
le domaine du sexe (comme dans celui du marché d’organes), un système de relations anonymes et payantes pourrait être préférable
(ou au moins aussi acceptable) qu’un système de don ?
2)
Si un tel marché du sexe était moralement
acceptable et pouvait coexister avec d’autres formes de sexualité, serait-il légitime que des organismes
publics interviennent pour le réguler, afin de le rendre plus juste et plus
accessible aux plus défavorisés (handicapés, pauvres, etc.) ?
Ces questions ne sont pas des exercices de
morale-fiction : elles expriment des revendications concrètes de la part des travailleurs du sexe et de leurs clients.
Ce sont des revendications au nom du respect du pluralisme en matière
sexuelle. Elles visent à faire
reconnaître les relations sexuelles payantes et anonymes comme l’expression
d’une conception du bien sexuel aussi valable que d’autres, et susceptibles
de coexister avec elles. Dans une société démocratique, laïque et
pluraliste, de telles revendications sont légitimes : on ne peut les
rejeter qu’en invoquant des raisons claires et neutres du point de vue
religieux ou moral. Or, parmi les raisons qui servent aujourd'hui à exclure ces
revendications, la plupart sont moralistes,
religieuses ou extrêmement confuses.
Cela devrait suffire à les invalider.
Conclusion :
la liberté de mettre son corps à la disposition d’autrui
La critique de l’échange de sexe contre de l’argent
se présente sous 2 formes différentes :
1)
Certes le commerce du sexe n’est pas un
commerce du corps, mais il doit cependant être criminalisé dans la mesure où il
est intégré dans un système esclavagiste et qu’il nuit à la tranquillité publique.
Cf. législation sur la prostitution.
2)
Le commerce du sexe est un commerce du corps,
une mise à disposition d’autrui de son corps (et non un travail ou service),
par conséquent il tombe sous le coup des principes politiques et moraux qui
excluent la commercialisation du corps humain, et doit donc être criminalisé.
Cf. littérature morale et politique qui dénonce la marchandisation des corps,
cf. littérature sur la prise de pouvoir sur le corps vivant (biopouvoir,
Foucault ; cf. Hennette-Vauchez, Le
droit de la bioéthique).
Critique de la forme 2 : il
n’est rien d’évident de dire que le commerce du sexe est un commerce du corps
au même titre que la vente d’organes. Car vendre
un service sexuel, ce n’est ni céder
ni prêter une chose.
-
Les personnes qui pratiquent le commerce du
sexe ne vendent pas des
parties de leur corps, sans quoi il ne resterait rapidement plus rien d’elles
(cf. Carthonnet, J’ai des choses à vous dire.
Une prostituée témoigne). Contrairement au vendeur d’organes, elles ne
perdent pas leur intégrité en
exerçant leur métier.
-
Et elles ne
louent pas non plus leur corps, comme une mère porteuse rémunérée :
à la différence de la gestation pour autrui, les rapports sexuels rémunérés, même
en grand nombre, n’entraînent pas de modifications irréversibles du corps,
n’induisent pas de changement d’état
civil (comme le fait de devenir mère), et n’imposent pas de contraintes
physiques et psychologiques sur les autres activités pendant une longue
durée. La gestation pour autrui nécessite un contrôle médical, tandis que la
prostitution n’est pas une pathologie qui nécessite une surveillance médicale
permanente.
Mais même
si on pouvait établir de façon incontestable que les services sexuels doivent être
considérés comme une mise à disposition d’autrui de son corps (et non comme
un travail), cela ne suffirait pas à justifier l’idée qu’il est
injuste/immoral de les rémunérer. Cf. toutes les autres formes de mise à disposition
d’autrui de son corps, de ses produits ou de ses capacités, pour lesquelles il
n’est pas absurde de se demander s’il ne serait pas juste de les payer. Il n’est pas nécessaire de considérer les
activités sexuelles comme un métier pour estimer qu’il soit juste de les payer :
on peut les rémunérer comme un travail, mais on peut aussi les rémunérer comme simple
mise à disposition d’autrui de son corps (comme s’il s’agissait d’un don passif
de produits/parties du corps). La question de savoir si on doit être payé et
combien on doit être payé pour donner du plaisir sexuel ne doit pas être liée à
la quantité de sueur dépensée ou à la durée de la formation professionnelle.
De la même manière qu’un marché des organes, payant
et anonyme, pourrait être plus juste que le système de don forcé qui existe
actuellement, on peut se demander si le rapport sexuel anonyme et rémunéré n’est
pas justifié moralement. Les rapports
sexuels anonymes et rémunérés ont une dimension éthique jusqu’à présent trop
négligée. Si telle ou telle chose peut être donnée, rien ne nous empêche
de penser qu’elle peut être cédée contre un paiement, pour des raisons morales.
Le sexe fait partie de ces choses, et c'est pourquoi on doit conclure que les
rapports sexuels rémunérés devraient pouvoir coexister avec d’autres formes de
sexualité¸ en échappant complètement
à la réprobation morale et à la répression légale.
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