dimanche 29 septembre 2013

OGIEN, Le corps et l'argent

Ruwen OGIEN, Le corps et l'argent, La Musardine, Paris, 2010

Introduction : « Comme des marins en pleine mer »

Dans la plupart des sociétés démocratiques modernes, on est libre de donner certaines parties/produits de son corps (rein, sang, sperme, ovocytes, etc.) mais pas de les céder contre paiement. On est libre de mettre ses capacités sexuelles/procréatives à la disposition d’autrui gratuitement mais pas pour de l’argent. Il est interdit de vendre ses organes aux enchères. Refus de toute dérive mercantile, de toute forme de commercialisation du corps.

Mais 3 grands principes politiques et moraux peuvent servir à remettre en cause ces normes :
-          Le principe de pleine propriété de soi-même. Nous possédons notre corps comme si c'était une chose. Nous avons sur notre propre corps les mêmes droits que sur notre machine à laver. Personne n’a le droit de s’en servir sans notre consentement, et nous avons le droit d’en faire absolument tout ce que nous voulons, y compris le détruire ou le céder contre un paiement, en entier ou en pièces détachées, provisoirement ou définitivement. Cette idée selon laquelle nous sommes propriétaires non seulement de nos biens mais aussi de notre personne vient de Locke, cf. Deuxième traité du gouvernement civil. Cf. aussi libertariens contemporains : Vallentyne, Libéralisme, propriété de soi et homicide consensuel. Nous possédons de notre corps comme si c'était d’une chose dont nous pourrions faire absolument tout ce que nous voulons.
-          Le principe de libre disposition de soi. Nous sommes des personnes capables d’agir de manière autonome, dont les choix réfléchis qui ne concernent qu’elles-mêmes doivent être respectés. Alors que le principe de pleine propriété de soi-même peut admettre la liberté de se vendre en esclavage, le principe de libre disposition de soi l’exclut car un tel marché reviendrait à renoncer à son autonomie personnelle. Cf. Levinet, Le principe de libre disposition de son corps dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans la mesure où le commerce de mon propre corps exprime de tels choix réfléchis et ne menace nullement l’autonomie personnelle, on ne peut l’interdire sans violer le principe de libre disposition de soi. cf. Machefert, La libre disposition de son corps et Hennette-Vauchez, Disposer de soi. Une analyse du discours juridique sur les droits de la personne sur son corps.
-          Le principe d’utilité. Il a pour vocation de justifier toute liberté qui contribue au plus grand bien-être du plus grand nombre. La liberté de vendre et d’acheter des éléments/produits/capacités du corps est justifiée par ce principe si cette liberté permet de sauver plus de vies humaines, de proposer des solutions plus nombreuses aux couples infertiles qui souhaitent fonder une famille, et d’améliorer l’existence de ceux qui vivent dans la misère sexuelle.

Ces 3 principes politiques et moraux conduisent à juger illégitimes l’interdiction de vendre des éléments/produits du corps et les restrictions à la liberté de mettre ses capacités sexuelles/procréatives à disposition d’autrui contre paiement.

Mais ces 3 principes ne sont pas à l’abri des objections. Limites du principe de pleine propriété de soi-même. Admettons que nous puissions parfaitement nous considérer comme des objets à vendre ou à acheter. Comment des objets pourraient-ils avoir un droit de propriété sur eux-mêmes ou sur quoi que ce soit d’autre ? Peut-on imaginer qu’un cendrier soit propriétaire de lui-même ou de la table sur laquelle il est posé ? C'est l’objection de Kant à l’idée de propriété de soi-même : « il est impossible d’être à la fois une personne et une chose, un propriétaire et une propriété », Leçons d’éthique.

Le problème de ces principes est la confusion de la distinction entre pleine propriété/libre disposition de soi et pleine propriété de son corps.

2 grands arguments contre toutes les formes de commerce du corps :
-          Argument de justice sociale. La liberté de vendre son corps ou son sexe est une farce dans un monde inégalitaire : c'est une formule creuse qui signifie en réalité la liberté des plus riches de se servir du corps des plus pauvres pour les exploiter.
-          Argument de valeur morale. Reconnaître la liberté de mettre à la disposition d’autrui contre paiement des éléments/produits/capacités de son corps est incompatible avec le respect de la dignité humaine.

Mais ces arguments de justice sociale et de valeur morale ne peuvent suffire à eux seuls à disqualifier d’office toute tentative de justifier la liberté de vendre quelque chose de son corps.
-          Limites de l’argument de justice sociale. Il n’est pas jute d’interdire aux pauvres de vendre leur sexe ou leur corps si rien n’est fait par ailleurs pour améliorer leur situation économique. Cette interdiction légale, qui limite seulement les possibilités des plus pauvres, ne contribue pas à la justice sociale.
-          Limites de l’argument de valeur morale. L’argument qui se fonde sur l’idée de dignité permet de justifier des causes contradictoires : au nom de la dignité humaine, on peut aussi bien justifier l’interdiction d’aider activement à mourir des patients souffrants et incurables que le contraire. On peut, au nom de la dignité humaine, justifier la prohibition de tout commerce de son propre corps aussi bien que la liberté d’en faire ce qu’on veut.

On peut faire reposer la justification da liberté de mettre notre corps à la disposition d’autrui contre paiement sur autre chose que sur ces 3 principes controversés : Ogien choisit une méthode plus pragmatique, moins prisonnière de l’idée qu’il est nécessaire de trouver des fondements à nos idées morales pour les justifier.

Partir du constat suivant : la liberté de donner quelque chose de son propre corps est largement acceptée, pour des raisons morales et non morales. Or ces mêmes raisons peuvent servir à justifier également le droit d’échanger quelque chose de son propre corps contre paiement. Il n’y a pas d’abîme moral entre la vente et le don. Pour la tradition philosophique, le don est un bien car il est altruiste et enrichit les relations humaines, et l’échange contre de l’argent est un mal car il est égoïste et appauvrit les relations humaines. Mais cette vision binaire est contestée : il y a des cas où le don n’est pas un bien (cf. certaines formes de charité), et d’autres où l’échange contre de l’argent n’est pas un mal (versement d’un salaire plutôt que paiement en nature). Et pourquoi la liberté de donner des éléments/produits/capacités de son corps ne pourrait-elle pas coexister avec la liberté de les vendre ? Point de vue pluraliste qui n’est pas indéfendable. Erreur à éviter : croire que défendre le droit d’échanger un service sexuel ou un élément du corps contre de l’argent revient nécessairement à prendre position en faveur d’une idéologie qui justifie la recherche exclusive du profit dans toutes les sphères de la société (cf. Walzer, La soif du gain). De la même manière que revendiquer une augmentation du salaire minimal n’est pas considéré comme une prise de parti pour cette idéologie, revendiquer de se faire payer décemment pour un service sexuel ou recevoir une compensation pour un prélèvement d’organes ou une gestation pour autrui ne doit pas l’être non plus.

1.      Le corps, l’argent et la loi

1.1.La répression du commerce du corps par l’Etat

Même dans les sociétés libérales, on continue de penser que l’Etat est habilité à intervenir par la menace et la force afin d’empêcher le commerce de son propre corps, comme si c'était une affaire qui ne pouvait pas être laissée à la volonté de chacun. Nos choix personnels dans ces domaines sont limités par un principe légal jugé supérieur et intangible : la non-patrimonialité du corps humain ou non commercialisation du corps humain. Cf. article 16-1 du Code civil : « Le corps humain, ses éléments, ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial ». A ne pas confondre avec un principe d’indisponibilité du corps humain : le principe de non-patrimonialité admet des dons d’organes. Gestion politique et morale du corps humain, de ses éléments, produits et fonctions.

Sur la gestation pour autrui, cf. Agacinski, Corps en miettes. La légalisation de la gestation pour autrui est exclue comme une atteinte à la dignité des femmes et aux intérêts de l’enfant.

1.2.Mendiants et prostitués

L’échange de sexe contre de l’argent est dénoncé dans le débat public comme une forme indigne de commercialisation/marchandisation du corps humain ; mais son régime de contrôle légal est différent. A la différence de la vente d’organes ou de la gestation pour autrui, la prostitution n’est pas explicitement interdite en France. Ce n’est que lorsqu’elle est forcée (personne contrainte par un tiers à se prostituer) qu’elle est criminalisée et rangée dans la catégorie des atteintes à la dignité de la personne. Cf. Borillo, Le droit des sexualités.

L’idée que le commerce du sexe est un commerce du corps et qu’il doit être interdit au même titre n’est pas au fondement de notre législation (en réalité la lutte contre la prostitution est apparentée à la lutte contre la mendicité forcée : toutes deux sont une atteinte à la tranquillité publique, sont des problèmes de voirie). Mais c'est elle qui inspire la critique politique et morale du commerce du sexe et de la marchandisation des relations sexuelles. D’après cette critique, le commerce du sexe est une forme de commerce du corps et doit donc être traité de la même façon du point de vue moral et légal, c'est-à-dire jugé indigne et déclaré illégal.

2.      Commerce du sexe, commerce du corps

2 questions :
-          Qu’est-ce qu’un rapport sexuel rémunéré ? Est-ce un travail ? Est-ce une « location » du corps, c'est-à-dire une mise à la disposition d’autrui de son corps à des fins de satisfaction sexuelle ?
-          Est-il juste/moral de payer ou de se faire payer pour ce genre de travail ? Pour une « location » du corps ?

2.1.Service corporel ou « location » du corps ?

Commerce du sexe = on vent et on achète un service corporel personnel (comme chez le coiffeur ou le kinésithérapeute). Prostitution définie comme métier de services comme un autre.

Commerce du corps = on veut et on achète l’accès au corps d’une personne, sur des zones bien définies et pendant un temps limité. « Location » du corps. Prostitution définie comme mise à disposition d’autrui de son corps qu’on laisse être violé (il ne s’agit pas de vendre une capacité de travail intellectuel ou manuel, différence de nature).

2.2.Que veut le client ?

Ce que veut le client lorsqu’il achète du sexe, c'est le corps d’une personne (ses mains, sa bouche, son pénis, son vagin, son anus). D’autre part il veut aussi un certain genre de corps (vieux/jeune, etc.) et un corps d’un certain genre (masculin, féminin, transgenre).

C'est là une différence avec les autres services corporels : on ne va pas chez le coiffeur ou le kinésithérapeute seulement ou principalement parce qu’on veut un certain corps et un corps d’un certain genre (mais pour se faire couper les cheveux ou pour se faire masser).

Ce que le professionnel offre au client dans un contact sexuel rémunéré, ce n’est pas un service comme les autres, mais un accès à son corps et à son genre, limité dans le temps et pour certains actes définis d’avance. Le coiffeur ou le masseur n’offre pas la même chose à son client.

2.3.Que veut vraiment le client ?

Mais est-ce vraiment un corps que le client veut, ou le plaisir physique et la satisfaction psychologique qu’il peut retirer du rapport avec la personne dont c'est le corps ? Ce qui l’intéresse, n’est-ce pas la possibilité d’avoir à sa disposition un moyen d’obtenir une satisfaction sexuelle ?

Et il semble plus légitime de laisser aux principaux concernés la liberté de décider par eux-mêmes du sens qu’il convient de donner à leur activité (travail ou location du corps).

2.4.De l’encadrement légal à la réprobation morale

Selon qu’on qualifie le rapport sexuel rémunéré de travail ou de mise à disposition d’autrui de son corps, les implications normatives seront complètement différentes. La question politique et morale prend la forme d’une alternative :
-          Si l’échange de sexe contre de l’argent est vu comme une vente/achat du corps, il doit être exclu en vertu du principe de non commercialisation du corps humain
-          Si l’échange de sexe est vu comme la rémunération d’un travail/service, il n’y a pas plus de raison de le prohiber que d’interdire aux coiffeurs et kinésithérapeutes de se faire payer.

Ceux qui militent pour la criminalisation de la prostitution font tout pour nier que c'est un travail/service, et tout pour la présenter comme une forme de commercialisation/marchandisation du corps humain [et finalement tout travail salarié est une forme de prostitution car, en louant son travail, c'est toujours son corps – muscles ou cerveaux – qu’on loue].

Mais c'est une erreur que d’abandonner l’idée selon laquelle le rapport sexuel payé peut être un travail/service. Cet abandon est paternaliste et ignore l’avis des individus concernés. Reconnaissance du travail sexuel. Cf. Déclaration des droits des travailleuses du sexe.

La disqualification morale de la prostitution repose sur des raisonnements qui présentent ces échanges comme une infraction au principe de non commercialisation du corps humain. Il s’agit donc de prouver que, même si le rapport sexuel rémunéré n’est pas un travail mais une location du corps, on n’est pas obligé d’en déduire qu’il devrait être interdit légalement et prohibé moralement. Personne n’a encore démontré de manière décisive qu’il serait toujours immoral de se faire payer en échange d’un organe, de sang, etc. Cf. Gateau, Philosophie du don d’organes. Cf. Guillarme, Louer son ventre.

3.      Le sexe pour le sexe et le sexe pour l’argent

Dans un contexte politique laïc et pluraliste, le sexe pour le sexe (sans engagement affectif) n’est plus considéré comme un délit ou un crime. Sans être présenté comme une garantie de bonheur, il est défendu comme une expression importante et légitime de la sexualité humaine. Le sexe pour le sexe est sorti du registre de l’infraction légale, du déficit psychologique ou de la faute morale. Conception du bien sexuel aussi valable que d’autres.

Mais si le sexe pour le sexe est moralement légitime [même si inégalité : réprobation morale qui persiste pour les femmes], comment le sexe pour de l’argent pourrait-il ne pas l’être ? L’intervention de l’argent peut-elle suffire à induire une différence morale profonde entre ces pratiques sexuelles ?

Juristes de l’Ancien Régime : pas de distinction entre sexe pour le sexe et sexe pour l’argent. « On entend par prostituées publiques les femmes ou les filles qui s’abandonnent et se prostituent publiquement au premier venu, soit gratuitement, soit pour de l’argent. L’aspect mercenaire n’apparaît pas au cœur du délit. Pas de différence entre prostitution et vie scandaleuse. Dans les affaires de sexe, ce n’est pas l’argent qui compte (du point de vue moral). C'est pourtant ce que contestent de nombreux moralistes.

3.1.Toutes les raisons d’avoir un rapport sexuel sont-elles aussi bonnes ?

On peut s’engager dans un rapport sexuel sans aucune raison et sans rien attendre en retour, mais on peut le faire aussi pour obtenir quelque chose en contrepartie (du plaisir, des enfants, une aide pour repeindre son appartement, de l’argent, de l’amour…). Il y a une infinité de raisons d’avoir un rapport sexuel. Cf. Campagna, Logiques du rapport sexuel.

Est-il légitime de hiérarchiser les raisons d’avoir un rapport sexuel, de juger que certaines sont plus morales ou moins immorales que les autres ? Pourquoi faudrait-il sacraliser certaines raisons (être aimé, aimer), leur donner un privilège moral ? Est-il vraiment plus indigne d’avoir un rapport sexuel pour obtenir un ticket-restaurant, et plus indigne encore de le faire pour de l’argent ?

Et s’agissant du client, la préférence pour le sexe rémunéré fait-elle partie, au même titre que la préférence raciste/sexiste, etc., de l’ensemble des préférences jugées moralement déplorables ?

3.2.Kant et les « charity girls »

Les « charity girls » (New-York, début 20ème) acceptaient d’échanger des faveurs sexuelles contre des cadeau mais refusaient catégoriquement de le faire contre de l’argent, comme s’il y avait un abîme moral entre ces deux genres de prestation.

Pour Kant, tous les rapports sexuels sont moralement défectueux du moment qu’ils ont lieu hors-mariage. Mais, comme les « charity girls », il juge lui aussi que le pire, du point de vue moral, est l’échange de sexe contre de l’argent. Il n’y a « rien de plus honteux », Leçons d’éthique. Ce jugement est-il vraiment justifié ? Pourquoi se livrer pour de l’argent à la satisfaction de l’inclination sexuelle d’autrui serait-il plus honteux que, par exemple, torturer autrui ? Quels principes moraux permettent de soutenir ce jugement ? Cf. Soble, L’instrumentalisation sexuelle d’autrui et ce qu’on doit en penser. Ethiques sexuelles internalistes et externalistes (in. La sexualité).

Justification de Kant : l'homme n’est pas propriétaire de lui-même et ne peut faire ce qu’il veut de son corps. Leçons d’éthique : « il n’est pas autorisé par exemple à vendre une de ses dents ou une partie de son corps ». Nous n’avons pas la pleine propriété de nous-mêmes.

Mais pourquoi Kant inclut-il l’offre de sexe contre de l’argent dans l’ensemble des choses qu’on n’a pas le droit moral de faire de son corps, au même titre que la vente de parties du corps ? Offrir du sexe contre de l’argent ne revient pas à porter atteinte à son intégrité physique, à mutiler son corps, mais seulement à proposer un service corporel. Or pour Kant ce n’est pas s’abaisser moralement que de proposer un service de ses forces, comme un plombier ou un gendarme. C'est que Kant pense que concevoir l’offre de sexe contre de l’argent comme une proposition de service, c'est commettre une erreur de catégorie intellectuelle. Le sexe pour de l’argent est immoral pour les deux parties concernées et de manière symétrique, dans la mesure où elle viole un principe éthique de base : de la même façon qu’on ne doit jamais traiter autrui comme un simple moyen pour ses propres fins, on ne doit pas se traiter soi-même comme un simple moyen pour les fins d’autrui (cf. Fondements de la métaphysique des mœurs).
-           l’offre de sexe contre de l’argent se définit comme un consentement explicite à se faire utiliser comme un objet pour la satisfaction d’un autre, c'est-à-dire comme un simple moyen au service des fins d’autrui. C'est une atteinte à sa propre dignité.
-          De la même manière, l’offre d’argent pour du sexe est immorale car elle revient à réduire explicitement et complètement la personne à laquelle elle est adressée au rang d’objet, de chose, de simple moyen pour ses propres fins, c'est une atteinte à la dignité d’autrui.

Tout le problème est de déterminer à partir de quel moment on peut considérer qu’une personne est réduite au rang de simple moyen, et quel degré d’instrumentalisation est compatible avec le respect de l’humanité : cf. Campagna, Prostitution et dignité, cf. Soble (op.cit.).

3.3.« Comme un rôti de porc que l’on mange pour apaiser sa faim »

Pour Kant, l’offre sexuelle tarifée présuppose que les deux parties acceptent que l’une d’entre elles se fasse traiter « comme un rôti de porc que l’on mange pour apaiser sa faim ». C'est un risque moral dans la mesure où, si on le fait une fois, on devient une proie pour toujours et pour tout le monde.

Objection à Kant : désirer sexuellement quelqu'un ne revient pas à le voir littéralement comme un rôti de porc. Et à la différence du rôti de porc, la personne désirée sexuellement peut s’exprimer, c'est-à-dire consentir ou refuser. Nul ne peut décider à sa place. Et accepter d’être désiré ainsi une fois ne signifie pas consentir à l’être toujours et avec tout le monde.

Mais si on accepte la légitimité de cette identification de l’objet du désir sexuel à un rôti de porc, alors évidemment on ne peut que condamner la prostitution. 1) Qui pourrait penser qu’il est moralement permis de traiter autrui comme un rôti de porc ? 2) Qui pourrait penser qu’il n’y a rien de mal à consentir à se faire traiter ainsi ?

Kant propose une justification complète de la réduction du commerce du sexe au commerce du corps :
-          Il qualifie l’offre sexuelle contre de l’argent comme une proposition de location du corps (et non comme une proposition de travail ou de service)
-          Il fait une analogie entre l’offre sexuelle contre de l’argent et la vente d’une partie du corps
-          Il prend la métaphore du rôti de porc

Objection : le sexe tarifé n’est pas un commerce du corps mais seulement de parties/fonctions du corps. Il faut distinguer la prostitution de l’esclavage. Or le lien entre l’identité personnelle et des parties/fonctions du corps n’est pas aussi facile à établir que ne le suppose Kant. Le corps est peut-être support de la personne, mais telle partie de mon corps ou tel service de mon corps le sont-ils ?

Cf. problème métaphysique du bateau de Thésée. Le bateau reste-il le même ou est-ce un autre bateau qui n’a plus rien à voir avec l’original ? Avec la possibilité technique de remplacer les organes d’origine par d’autres organes, un problème identique se pose à nous : le corps d’une personne dont les organes ont été remplacés est-il le même ? Cf. Iacub, « Le législateur et son scalpel. Le corps humain dans les lois bioéthiques », in Le crime était presque sexuel et autres essais de casuistique juridique. Dans l’état présent de nos lois, le corps est une entité qui reste identique à elle-même quelles que soient les modifications de ses parties. Un criminel qui avant son procès aurait remplacé tous ses organes serait néanmoins exposé aux mêmes sanctions (il serait le même avec des organes différents). Le corps en tant que support de l’identité et de la responsabilité personnelle est une totalité abstraite et inaltérable, et non une simple somme de parties détachées. C'est pourquoi il est inaliénable et porteur de certains droits, alors que ses éléments/produits peuvent quant à eux être cédés, échangés, remplacés. Le remplacement de parties du corps n’altère pas l’identité/responsabilité personnelle. Faire commerce des éléments/fonctions du corps ne signifie pas du tout commercialiser le corps lui-même : ce n’est pas une atteinte au corps qui reste une entité morale et juridique inaliénable. Il faut faire une distinction morale et légale entre le commerce du corps, et le commerce de parties/fonctions du corps. Cela         permettrait de dédramatiser bon nombre de questions de société (légalisation du travail sexuel, rémunération des dons de sang, etc.).

La réduction du commerce du sexe au commerce du corps telle que l’opère Kant (au moyen d’une image plutôt que d’une véritable argumentation) explique en grande partie le rejet moral contemporain de la marchandisation des corps et de la prostitution, jugée dégradante et contraire à la dignité humaine. Kant est la référence ultime dans les débats publics dits éthiques ; toutes les discussions sur les sujets moraux tournent autour des 3 slogans inspirés par la pensée kantienne (ne pas instrumentaliser la personne humaine, ne pas la traiter comme un simple moyen, ne pas porter atteinte à sa dignité).

3.4.Les problèmes sexuels de Kant

Pour Kant, s’engager dans un rapport sexuel rémunéré ne revient pas à offrir un travail/service, mais à proposer son corps à autrui en location comme si c'était une chose.

Mais le problème que pose ce raisonnement, c'est qu’il s’applique exactement de la même façon aux rapports sexuels non rémunérés. Pourquoi les rapports sexuels payés seraient-ils plus honteux que ceux qui ne le sont pas, dans la mesure où pour Kant l’appétit sexuel a pour caractéristique de nous faire voir son objet comme un simple moyen de le satisfaire ? Toute manifestation de l’appétit sexuel met celui qui le ressent en position de violer le principe éthique suprême qui nous demande de traiter toute personne comme une fin en soi et non comme un simple instrument à notre service, de ne jamais la réduire complètement à l’état d’objet. L’appétit sexuel se caractérise par son immoralité foncière. Mais il est nécessaire à la perpétuation de l’espèce, et c'est pourquoi Kant doit trouver un moyen de neutraliser cette immoralité : il trouve cette neutralisation dans le mariage monogame hétérosexuel en vue de la procréation. En effet, ce genre de mariage créé une unité morale : dans le contexte de cette union, il n’y a plus 2 individus séparés susceptibles d’abuser l’un de l’autre et de se servir de l’autre comme simple moyen. Le mariage annule l’immoralité foncière des relations sexuelles. Cf. Leçons d’éthique : « Les deux volontés ne font plus en conséquence qu’une seule volonté. Aucune d’elles n’éprouvera un bonheur ou un malheur, une joie ou une peine, qui ne puisse être partagée par l’autre. L’inclination sexuelle conduit ainsi à une union des êtres humains, et c'est uniquement dans cette union que son exercice est possible ».

L’intervention de l’argent dans un rapport sexuel peut changer les choses du point de vue social/psychologique/économique, mais elle ne devrait pas faire de différence morale. Le sexe gratuit et le sexe payant devraient être jugés exactement aussi indignes lorsqu’ils sont pratiqués hors mariage, et aussi légitimes lorsqu’ils sont pratiqués dans le mariage. Pourquoi donc Kant fait-il de l’argent un problème moral spécial ? Pourquoi selon lui n’y a-t-il rien de plus honteux que d’offrir sa personne pour de l’argent à la satisfaction sexuelle d’un autre ? Pourquoi l’argent ferait-il la différence ?  

3.5.La valeur éthique du paiement en argent

Simmel, Philosophie de l’argent : la prostitution est un rapport humain indigne parce que les parties engagées se traitent mutuellement comme des choses. Cf. Pryen, « La prostitution : analyse critique de différentes perspectives de recherche », in Déviance et société. Pour Simmel, le rapport sexuel pour de l’argent est, « de tous les rapports interhumains, le cas le plus marqué d’un avilissement réciproque au rang de simple moyen ». Selon lui, dans le rapport sexuel, « l’engagement de la femme est infiniment plus personnel, plus essentiel, plus globalement impliquant pour le moi que celui de l'homme » : il s’ensuit que le sexe payant cause un tort infiniment plus grand aux femmes qu’aux hommes. Offrir un équivalent monétaire impersonnel/général/abstrait en échange de cet engagement profond/intime/personnel serait « le moyen le plus inapproprié, le moins adéquat qu’on puisse imaginer et son acceptation le pire abaissement de la personnalité féminine ». C'est pourquoi l’argent joue un rôle crucial dans la disqualification morale des rapports sexuels tarifés et des relations marchandes en général : car l’argent a la propriété spécifique d’être un équivalent général.

4.      Repenser l’opposition entre vendre et donner

Dénonciation systématique de l’argent conçu comme corrupteur potentiel de toutes les relations humaines. Cf. Ricœur, « L’argent, d’un soupçon à l’autre », cf. Aristote, Les Politiques, 1256b-1258a. Mais cette dénonciation n’est pas justifiée : cf. attitude consistant à refuser de payer quelqu'un autrement qu’en nature, sous prétexte d’éviter qu’il dépense son revenu n’importe comment.

Contre cette tradition philosophique qui présente l’argent comme un mal, on peut au contraire soutenir que l’argent possède une valeur morale en tant qu’il respecte l’autonomie de l’individu, car l’argent est un équivalent général, c'est-à-dire une chose qu’on peut échanger librement contre une multitude d’autres choses. C'est précisément cette relation intime entre l’argent et la liberté individuelle qui pose problème.

4.1.Faudrait-il éliminer l’argent des échanges humains pour restaurer un monde moralement tolérable ?

Simmel, Philosophie de l’argent : le passage généralisé dans les sociétés modernes des prestations en nature au paiement en argent (pour le travail ou les impôts) a servi de « support à la libération de l’individu ». A la différence du paiement en nature, le paiement en argent laisse la personne libre de faire ce qu’elle veut de ce qu’elle a reçu. Du point de vue moral et politique, la différence est immense entre paiement en nature et paiement en argent, si on prend ce dernier comme une forme de reconnaissance de l’autonomie individuelle.

Mais pour Simmel, ce processus historique contribue à orienter les rapports humains dans un sens toujours plus individualiste, toujours plus détaché des contraintes sociales. Il laisse plus de liberté individuelle aux personnes, mais au détriment de ce qui donne valeur et consistance à leur vie. Ce processus accentue la séparation entre les personnes : car payer en argent, c'est mettre un terme à la relation.

Simmel montre que l’ingérence de l’argent dans les rapports humains fait progressivement disparaître le don au profit de la recherche de l’avantage mutuel. Ces rapports d’avantage mutuel ne produisent aucune valeur humaine ajoutée : ce que l’un reçoit, il le prend de l’autre. Pas de supplément de valeur, pas d’enrichissement mutuel. L’intervention massive de l’argent dans les relations humaines les appauvrit fortement. Il faudrait pour ainsi dire éliminer l’argent pour recréer un monde humain. Différence fondamentale entre don et échange du point de vue des implications sociales et morales : le don lie les personnes et les enrichit mutuellement, la vente sépare les personnes et ne créé aucune valeur ajoutée morale/sociale.

Mais ne peut-on contester l’idée selon laquelle l’intervention de l’argent dans les relations humaines aurait toujours un effet moralement dévastateur ?

4.2.Le don est-il toujours altruiste ? La vente exclut-elle toute dimension de générosité ?

Cf. Mauss, Essai sur le don. Mauss a le projet de repenser le don et de remettre en cause toute division trop nette entre ce qui, dans cet échange humain, est intéressé et désintéressé, libre et obligatoire. Mauss part d’une interrogation sur la vente pour montrer que la différence avec le don n’est pas si évidente.

Contre Simmel, on peut nier qu’il existe des différences socialement et moralement significatives entre don et échange contre argent.

4.3.Don et vente, gratuité et marché, peuvent-ils coexister dans la société ?

Commodification = pour éviter le terme de marchandisation (trop lié à Marx) ; désigne la transformation en marchandises de biens qui n’ont pas vocation à l’être en principe.

Cf. Radin, Contested Commodities : « Donner quelque chose à quelqu'un revient à lui donner une part de vous-même. Un tel don s’inscrit dans une relation personnelle avec celui qui le reçoit ou il en créé une. Par contraste, l’échange contre de l’argent instaure ou souligne la séparation entre les personnes. Pour envisager des formes de communion dans les relations entre personnes, il faut supposer qu’elles puissent se remettre mutuellement des biens qui ne deviennent pas immédiatement fongibles, interchangeables et échangeables. Vu dans cette perspective, le don va contre la séparation. C'est pourquoi on dit que le sexe acheté et payé, ce n’est pas la « même chose » que le sexe échangé gratuitement. Le sexe commodifié laisse les parties qui s’y sont engagées dans l’état de séparation initial et peut même le renforcer ; elles ne s’engagent d’ailleurs dans cette relation que si elles y trouvent un avantage personnel. Dans l’idéal, le sexe non « commodifié » atténue la séparation entre les personnes ; on le conçoit comme une union parce que, dans l’idéal, c'est un partage des moi ».

A la différence des détracteurs de la marchandisation, Radin ne dit pas que le sexe payant est toujours une horreur. Même si elle pense qu’il vaudrait mieux, idéalement, que le sexe ne soit ni à vendre ni à acheter, elle estime que l’existence d’un marché du sexe ne porte pas atteinte à la possibilité que nous avons de vivre en respectant cet idéal. Elle croit aussi que, dans notre monde non idéal, il ne faut pas se servir de cet idéal pour condamner/humilier/harceler ceux qui vont sur ce marché pour acheter/vendre du sexe.

En effet, pourquoi faudrait-il blâmer/harceler les personnes qui vivent du sexe rémunéré parce que c'est selon elle le meilleur choix possible dans l’ensemble limité des emplois qui leur sont accessibles ? La criminalisation et la condamnation morale de l’achat et de la vente de sexe ajoutent une misère à une autre misère, sans contribuer le moins du monde à la corriger.

Radin se demande si les versions payante et non payante d’une même relation peuvent coexister dans la même société : l’existence de la prostitution empêche-t-elle d’avoir des relations amoureuses non tarifées ? Radin craint que notre expérience de la sexualité soit modifiée si la prostitution est reconnue socialement. Il deviendrait impossible de ne pas évaluer chacun de nos actes sexuels en termes monétaires. L’idéal d’une relation sexuelle complètement gratuite et désintéressée finirait par disparaître. La coexistence entre sexualité payante et gratuite n’est pas garantie selon Radin. Ogien conteste cette thèse : le mariage par amour a toujours coexisté avec le mariage arrangé/intéressé et n’est pas menacé par lui. Nous vivons toujours sous des régimes de commodification incomplète.

4.4.Les caractères du don et de la vente peuvent-ils coexister dans le même acte ?

Pour Radin, le système d’échange par don rapproche les personnes, tandis que le système d’échange par vente/achat sépare les personnes. Mais nombreux contre-exemples :
-          L’existence des dons anonymes. On ne voit pas comment de tels dons pourraient créer ou renforcer des relations entre les personnes.
-          Les pourboires et primes (c'est-à-dire tout ce qui ne fait pas partie du salaire mais est considéré comme un cadeau/don) : ils n’atténuent pas la séparation des personnes mais renforcent au contraire les hiérarchies. Cf. Zelizer, La signification sociale de l’argent : l’argent n’a pas toujours un caractère impersonnel, il peut être marqué socialement comme un don non fongible/transférable/échangeable.
-          Les dons obligatoires/intéressés : ils n’ont aucune vocation à réduire la séparation entre personnes.

On voit donc que certains dons séparent, tandis que certains échanges par vente/achat rapprochent (cf. parents qui prêtent de l’argent à leurs enfants). Il n’est pas vrai de dire que le don rapproche nécessairement les personnes alors que la vente/achat les éloigne nécessairement. Il n’est pas vrai non plus de dire que le don est nécessairement altruiste et l’achat/vente nécessairement égoïste. Et on doit dire aussi que ces actes ne s’excluent pas l’un l’autre : on peut trouver les caractères des deux dans le même acte (le médecin ou l’enseignant se font payer mais leur activité n’est pas purement vénale pour autant).

De la même manière, payer ou recevoir de l’argent en échange d’un service sexuel n’implique nullement que la relation éloignera les personnes. Un travailleur du sexe peut se montrer (comme le médecin) humain, compréhensif et généreux, même s’il se fait payer. Il peut préférer tel client, le revoir avec plus de plaisir, nouer avec lui une relation de longue durée. Par contraste, s’engager dans une relation sexuelle gratuite n’est nullement une garantie de rapprochement (cf. relations gratuites sans lendemain).

-          Non, l’argent ne contribue pas à la disparition des conduites altruistes et désintéressées
-          Non, les relations payées ne sont pas nécessairement égoïstes
-          Oui, des formes de sexualité intéressées et désintéressées peuvent coexister

4.5.Ce qu’on pouvait acheter et vendre autrefois et qu’on ne peut plus acheter et vendre aujourd'hui

Cf. Godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie : il faut distinguer entre ce qui peut être donné mais pas vendu, et ce qui ne peut même pas être donné (ce qui doit être gardé pour être transmis).

Dans la plupart des sociétés, des systèmes d’échanges fondés sur le don et d’autres sur des transactions monétaires coexistent. Mais ce qui change d’une société à une autre, d’une époque à l’autre, c'est le domaine des biens qu’il est licite de vendre/acheter, et le domaine des biens qui échappent au réseau de l’argent. Par exemple, dans certaines sociétés une atteinte à l’intégrité physique ou psychique des personnes peut être compensée par une somme d’argent.

4.6.Extension de la sphère des échanges bloqués

Ce qui est frappant dans notre société, c'est la tendance à limiter le domaine de ce qui peut se vendre et s’acheter, c'est-à-dire à élargir la sphère des échanges prohibés/bloqués. Cf. Walzer, Sphères de la justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité). Pour Walzer, il y a 14 échanges bloqués dans les sociétés démocratiques modernes :

1)      Les êtres humains. La vente d’esclaves ou de soi-même comme esclave est exclue.
2)      Le pouvoir et l’influence politique. La corruption est une transaction illégale.
3)      La justice pénale. Les juges ne peuvent être corrompus et les justiciables doivent pouvoir être défendus même s’ils sont pauvres.
4)      La liberté de parole, de presse, de religion, de réunion. Il ne faut rien payer pour les posséder.
5)      Le droit de se marier et de procréer.
6)      Le droit de quitter sa communauté politique
7)      Les exemptions au service militaire ou les devoirs de participer à un jury
8)      Les charges politiques et les diplômes.
9)      Les services de protection (police, enseignement primaire : on ne paie rien pour les recevoir)
10)  Les échanges désespérés. On ne peut pas travailler dans n’importe quelle condition, pour n’importe quel salaire.
11)  Les prix et les honneurs
12)  La grâce divine
13)  L’amour et l’amitié
14)  Les ventes et achats criminels : tueurs à gages, biens volés ou frelatés, etc.

Il ne s’agit que de normes d’obligation/interdiction dont certaines seulement sont inscrites dans la loi. Leur existence et leur force s’expriment surtout dans le sentiment que des sanctions morales, sociales ou légales sont appropriées en cas d’infraction. Ces normes ne sont pas suivies tout le temps et par tout le monde, mais ce qui compte du point de vue normatif c'est le scandale que ces actes sont censés provoquer quand on les découvre.

Mais même si on comprend cette liste comme un ensemble de normes qui ne sont pas nécessairement suivies, elle pose problème : 1) elle se prétend exhaustive, mais on peut toujours trouver d’autres échanges bloqués (par exemple l’interdiction de vendre/acheter des organes), 2) on ne comprend pas pourquoi des impossibilités normatives (acheter un juge) sont mises sur le même plan que des impossibilités conceptuelles (acheter l’amour, l’amitié, la grâce : à quoi sert-il de l’interdire par des normes ?). 3) Pourquoi ces échanges sont-ils bloqués et pas d’autres ? Comment en rendre compte ? Est-ce en vertu de normes morales universelles, ou en raison de l’existence de significations partagées, propres à une société spécifique à un moment donné ?

4.7.Echanges bloqués justes et injustes

Pour Walzer, les meilleurs principes de justice sont ceux qui tiennent compte de la spécificité des biens qui font l’objet d’une redistribution. Par exemple, en matière de santé ce sont les besoins de chacun qui doivent régler la redistribution, tandis qu’à l’école le mérite doit entrer en compte. Selon cette conception pluraliste, certaines injustices ont pour origine le fait qu’un principe valable dans une certaine sphère est appliqué indument dans une autre sphère (exemple : acheter des charges politiques fait intervenir injustement les capacités financières dans une sphère où seul l’intérêt général doit servir de critère ; ou bien introduire des critères de genre/couleur à l’université, alors que seul le mérite doit compter, etc.). Ce sont ces interférences qui sont injustes.

Mais comment connaissons-nous cette fameuse spécificité des biens qui fixe ce qu’il est légitime d’en faire ? Pour Walzer, il existe des normes/conventions reconnues par la plupart des membres d’une société : des significations partagées. Mais on peut remettre en cause cette existence de significations partagées : tout le monde n’est pas contre la discrimination positive par exemple (alors qu’elle revient à faire intervenir des critères de genre et d’origine ethnique là où seul le talent et le mérite devraient compter). En outre, les normes bloquant certains échanges ne sont pas immuables : cf. la vente d’organes, qui est aujourd'hui exclue en vertu de normes qui consacrent la non commercialisation des éléments du corps humain, mais qui ne sera peut-être plus révoltante à l’avenir (nous finirons par voir nos organes comme des choses étrangères à nous-mêmes qui ne déterminent pas notre identité).

5.      Coiffeurs, masseurs et prostitués : la grande famille des services corporels

La plupart des arguments qui nient la possibilité de considérer la prostitution comme un métier sont paternalistes : ils ne tiennent pas compte du point de vue des principaux intéressés. Ceux qui respectent ce point de vue ont plutôt tendance à considérer que l’activité des personnes qui se font payer pour des services sexuels peut parfaitement être décrite comme un métier.

5.1.Pourquoi il est si difficile de définir la prostitution professionnelle

Même si elle n’aboutit pas à un « certificat professionnel », l’activité qu’est la prostitution repose néanmoins sur un certain nombre de savoirs faire qui nécessitent un apprentissage. Les travailleurs du sexe doivent savoir comment : 1) trouver les clients, 2) accrocher les clients, 3) fournir un lieu approprié afin d’effectuer la transaction, 4) plaire au client, 5) obtenir l’argent, 6) se protéger des grossesses, des maladies physiques, de la violence des clients et des personnes impliquées dans l’activité, 7) éviter la police. C'est aussi un métier parce que ceux qui l’exercent ont tendance à développer une idéologie professionnelle qui distingue les bonnes et les mauvaises pratiques.

Eviter de proposer des conditions nécessaires et suffisantes à l’identification du métier de prostitué, mais rendre compte de la grande variété de ces activités :
-          Elles peuvent être le fait de femmes, d’hommes ou de transgenres.
-          Elles peuvent être imposées par la menace ou la force, ou exercées de manière indépendante, soit dans un cadre protégé et surveillé (maison close), soit en dehors de tout cadre
-          Elles peuvent être occasionnelles ou régulières, durer toute la vie professionnelle ou une partie seulement
-          Elles peuvent être principales ou secondaires (réalisation d’un fantasme, hobby)
-          Les clients peuvent être choisis ou non, nombreux ou en quantité restreinte, connus ou inconnus
-          Les services sexuels offerts peuvent être illimités ou spécifiques
-          Le paiement peut se faire selon divers modalités (service sexuel gratuit, ou payé en nature, ou troc, ou argent). Les sommes payées peuvent être très faibles ou très élevées.
-          La distribution des revenus avec les autres partenaires de l’entreprise s’il y en a peut être équitable ou inéquitable. Conservation par le travailleur sexuel de tous ses revenus, ou bien confiscation par les partenaires.
-          Elles peuvent s’exercer dans une multitude d’endroits, être plus ou moins dangereuses, durer plus ou moins longtemps, être plus ou moins agréables
-          Elles peuvent être considérées comme un métier légal et protégé par le droit du travail, ou comme un métier illégal qui n’a pas droit à ce genre de protection, ou pas du tout comme un métier.

5.2.Fières d’être putes

Eviter le terme de « pute », car il n’est pas réservé à ceux qui offrent des services sexuels contre de l’argent (on peut être une « pute » sans vendre du sexe, par exemple lorsqu’on se livre à des activités sexuelles autrement que dans les règles, et inversement on peut vendre du sexe sans être une « pute », par exemple lorsqu’on le fait dans le cadre de certaines institutions comme le mariage).

5.3.La question de savoir si on est vraiment « libre » d’entrer dans le métier a-t-elle de l’importance ?

Pour les abolitionnistes, on ne peut faire ce métier que contraint et forcé : si on avait vraiment le choix, on ne l’exercerait pas. Ce raisonnement a une validité empirique nulle car il ne peut être démenti par aucune vérification auprès des principaux concernés : confronté à des personnes qui affirment s’être engagées dans la prostitution sans y avoir été forcées, celui qui tient ce raisonnement pourra toujours objecter qu’elles se trompent elles-mêmes ou qu’elles trompent délibérément autrui. En réalité, ce raisonnement est purement paternaliste en ce sens qu’il ne prend jamais au sérieux la parole des personnes qui déclarent qu’elles travaillent de manière indépendante.

Est-il important de se poser la question de la liberté de choix de ce métier ? Qui est vraiment libre de choisir son métier ? Il existe des déterminismes puissants susceptibles d’expliquer n’importe quel choix de métier : origine sociale, ressources matérielles, influence des modèles familiaux, parcours scolaire, état du marché du travail, etc. Selon ces critères, l’épicier, l’instituteur, le médecin ou l’avocat n’ont pas été plus « libres » de choisir leur mériter que le travailleur du sexe.

Ce qui compte, plutôt que la question de la liberté de choix (qui est indécidable), ce sont les conditions concrètes d’exercice du métier et les possibilités existantes de le quitter si on ne veut plus l’exercer, comme c'est le cas pour tous les autres métiers.

5.4.La banalisation de la prostitution est-elle possible ?

Le commerce du sexe peut être vu comme un métier de service corporel : mais est-ce un service corporel aussi banal que celui d’un dentiste ou d’un kinésithérapeute ? 2 types d’arguments s’opposent à cette assimilation :
-          Arguments factuels : différences factuelles significatives entre la mise à disposition de son sexe en vue de la satisfaction d’autrui et le service corporel comme le massage professionnel.
-          Arguments politiques et moraux : arguments qui ne partent pas de traits factuels caractéristiques de l’activité sexuelle rémunérée, mais de sa valeur morale. Il s’agit de montrer, soit que le commerce sexuel est immoral en lui-même (indépendamment de ses conséquences), soit que les conséquences de la reconnaissance légale de ce commerce sexuel seraient immorales.

On peut critiquer ces deux types d’arguments (de 5.5. à 5.7, critique des arguments factuels ; 6 : critique des arguments politiques et moraux).

5.5.Assistance sexuelle aux handicapés

Suisse romande : formation légale d’assistants sexuels orientée vers l’aide aux handicapés physiques et mentaux. France, juin 2009 : manifeste « Tous solidaires envers les personnes handicapées » demandant le droit des personnes handicapées à une vie affective et sexuelle. Réponse à ce manifeste en août 2009, Libération, « Assistance sexuelle pour handicapés ou prostitution ? » : la légalisation d’un métier d’assistant sexuel serait en contradiction complète avec le combat contre le trafic des personnes aux fins de prostitution. Réponse d’un des auteurs du manifeste : l’assistance sexuelle n’est pas de la prostitution, l’aidant sexuel est un volontaire qui doit payer une formation coûteuse avec des cours de psychologie spécialisée, et il n’est naturel qu’il soit rétribué en compensation notamment de ces dépenses de formation.

5.6.A la recherche de la petite différence qui fait toute la différence

Même les promoteurs d’un métier de service aussi proche de la prostitution que l’assistance sexuelle aux handicapés refusent catégoriquement qu’il soit assimilé à de la prostitution. Ils cherchent la petite différence qui fait toute la différence.

5.7.Existe-t-il une différence de nature entre le travail d’un coiffeur et d’une prostituée ?

Si on réfléchit sans préjugés aux activités des professionnels du service corporel, on peut se dire qu’il existe une continuité entre la prostitution et tous les autres métiers de service dont la finalité est d’entretenir ou de soigner le corps humain, de le protéger et de l’aider à satisfaire ses besoins. Il y a suffisamment de traits factuels communs entre le masseur, la nourrice, le coiffeur, le dentiste, le gynécologue, etc. pour qu’il ne soit pas absurde d’affirmer qu’ils appartiennent à la même famille.

Mais y a-t-il aussi des différences significatives entre le sexe rémunéré et les autres métiers de service ?
-          Le rapport à l’intimité d’autrui. Dans la mesure où il consiste à toucher les parties dites « intimes » d’autrui, le travail sexuel offrirait un service corporel qui le distinguerait de tous les autres. Mais le proctologue qui visite un rectum, le gynécologue qui vérifie les organes génitaux de sa patiente, l’aide-soignante qui lave un corps, la nourrice qui change les couches d’un bébé, ne font-ils pas eux aussi une exploration intime d’autrui ?
-          Les parties du corps utilisées. Le gynécologue ou le dentiste ne se sert que de leurs mains et d’instruments qui les prolongent dans l’exercice de leur métier, tandis que les travailleurs sexuels se servent aussi de parties sexualisées de leur corps, ce qui revient à mettre sur le marché leur propre intimité corporelle. Une différence serait que dans le cas du gynécologue, c'est le client qui paie pour l’invasion de sa propre intimité, tandis que dans le cas du travail sexuel le client paie pour envahir l’intimité d’autrui. Mais les nourrices qui allaitent un nourrisson, les ostéopathes qui font des manipulations en se collant à leurs patients ne se servent-ils pas eux aussi de parties sexualisées de leur propre corps pour rendre le service ?
-          Le degré de neutralité affective. Le travail sexuel serait unique dans sa neutralité affective et particulièrement répugnant pour cette raison ; il serait le seul à admettre l’interchangeabilité et l’anonymat des clients, l’échange d’un service personnel contre un équivalent abstrait et général (l’argent), l’exclusion complète des contacts affectifs. Mais 1) on retrouve ce trait dans tous les autres métiers de service corporel : l’infirmière qui fait des prélèvements de sang à la chaîne n’est pas spécialement intéressée par la personnalité des patients ; et 2) ce trait ne caractérise pas nécessairement le travail sexuel : un travailleur sexuel peut avoir des clients réguliers avec lesquels il entretient des rapports personnels.
-          La finalité. La finalité du travail sexuel est seulement de donner du plaisir contre rémunération, tandis que ce n’est pas exclusivement celle des autres métiers de service corporel : on peut éprouver du plaisir à coiffer et à se faire coiffer, mais le but du coiffeur n’est pas de donner du plaisir au client contre paiement (son but est de le coiffer ; la séance peut être très désagréable sans pour autant contredire les buts du coiffeur et du coiffé). C'est donc ce critère de la finalité qui fonctionne le mieux pour distinguer la prostitution des métiers de service corporel. Le fait que le travail sexuel ait le plaisir et non le soin comme finalité pourrait expliquer pourquoi nous avons tendance à ne pas le placer dans la même classe que les autres métiers de services corporels, mais il n’explique pas pourquoi il devrait être disqualifié moralement. L’industrie du spectacle de divertissement (cinéma, concerts, sports, etc.) a comme finalité de donner du plaisir contre rémunération, et pourtant les acteurs, chanteurs, footballeurs ne sont pas particulièrement méprisés.

Ce qui peut donc étonner, c'est l’importance de la différence normative qu’on a tendance à établir entre le travail sexuel et les autres formes de service corporel, comparée à la faiblesse de la différence factuelle entre eux. Finalement, ce qui distingue le plus clairement le travail sexuel des autres activités de service corporel, c'est le stigmate d’infériorité morale qui lui est attaché : c'est donc une réaction sociale qui pourrait changer, et non un trait intrinsèque du sexe rémunéré.

6.      Jusqu’où pourrait aller la liberté de se prostituer ?

Les arguments politiques et moraux contre l’idée que le travail sexuel pourrait être « un métier comme un autre » sont beaucoup plus agressifs que les arguments factuels et prennent souvent la forme de questions provocantes.

6.1.« Croyez-vous qu’il serait normal de radier une chômeuse de la liste des demandeurs d’emploi si elle refusait une place de prostituée ? »

Il y a toutes sortes d’autres métiers que la prostitution dont on pense qu’une agence pour l’emploi ne devrait jamais chercher à les imposer, sans qu’on en tire la conclusion qu’ils sont immoraux.

6.2.« Pensez-vous que la promotion de la prostitution à la télévision ou par voie d’affiches serait tolérable ? »

Il ne faut pas confondre ce qui choque avec ce qui est injuste/immoral. Si on considère que les campagnes de publicité trop massives et agressives sont des façons de forcer le choix de gens, alors c'est une bonne raison de limiter la promotion de la prostitution, mais aussi celle de tous les autres métiers (les campagnes massives et agressives pour être militaire sont aussi des façons douteuses de forcer le choix des gens, qui n’ont rien à voir avec le caractère moral ou immoral de cette profession).

6.3.« Aimeriez-vous que votre fille se prostitue ? »

Ce qu’on « n’aimerait pas voir sa fille faire » n’est pas toujours un bon critère de ce qui est injuste/immoral. Cf. ceux qui n’aimeraient pas que leur fille épouse une autre fille, ou un noir, ou un musulman, ou un handicapé, etc. On peut désirer que sa fille choisisse un métier moins dangereux et plus valorisé socialement, mais ces raisons de prudence ou d’intérêt ne sont pas morales, et elles pourraient valoir pour n’importe quel autre métier aussi dangereux et dévalorisé (qui aimerait que sa fille soit ouvrière dans une usine de fabrication de produits hautement toxiques ?).

6.4.« Diriez-vous des condamnés aux travaux forcés qu’ils font un « métier comme un autre » ? »

Certes, une forme moderne d’esclavage existe dans le travail sexuel (confiscation des papiers d’identité, séquestration de la victime, fourniture d’un travail sans contrepartie financière ou avec contrepartie dérisoire, conditions d’hébergement et de travail contraires à la dignité de la personne, rupture des liens familiaux, isolement culturel). Mais cette forme moderne d’esclavage existe aussi dans d’autres activités de service, dans l’agriculture, dans l’industrie, etc., un peu partout dans le monde. On continue cependant de considérer ces emplois comme des métiers qui devraient être protégés par le droit du travail. Lutter pour l’abolition de l’esclavage ne signifie pas se battre pour la disparition des métiers d’ouvrier agricole ou de femme de ménage, mais c'est tout faire pour que les conditions d’exercice de ces activités deviennent juste et décentes. De même, la lutte contre l’esclavage sexuel ne devrait pas être confondue avec la revendication de la disparition du travail sexuel : elle devrait être un combat pour que les conditions d’exercice de ce travail deviennent justes et décentes.

6.5.« Pensez-vous que mendier est un métier ? »

L’assimilation de la prostitution à la mendicité est dangereuse, car elle conforte la volonté de contrôler la voie publique à des fins économiques, sous le prétexte que mendiants et prostitués sont des perturbateurs potentiels de sa tranquillité. Toute mesure répressive contre la mendicité peut être étendue à la prostitution du fait de leur classement dans la même rubrique du code pénal. L’intention est d’éliminer les indésirables afin de revaloriser certaines zones urbaines.

6.6.« Aimeriez-vous qu’on vous traite comme un individu interchangeable, sans aucune valeur personnelle, juste bon à donner du plaisir sexuel ? »

Tout ce que nous savons de l’expérience des prostitués semble contredire l’idée que celui qui vend un rapport sexuel est nécessairement vu ou traité comme un individu interchangeable, sans aucune valeur personnelle, juste bon à donner du plaisir sexuel, et qu’il se voit lui-même nécessairement ainsi. Grande variété d’expériences du rapport sexuel payé, et formes de résistance intérieure à toutes les tentatives d’abaissement dans l’exercice de cette activité. Cf. Barbara et de Coninck, La partagée : « Nous vendons du vent, nous sommes du vent. Personne ne pourra s’emparer d’une parcelle de nous. Nous montrons une vitrine, un emballage, mais le contenu de la boîte, l’intérieur, notre petit bout d’intimité appartient à nous seules ». Et à côté des descriptions misérabilistes du travail sexuel, il y a aussi des glorifications des personnes qui l’exercent, cf. Paglia, « Une voiture à soi pour les amazones » : « Je défends et je glorifie donc la prostituée comme une hors-la-loi sexuelle, une rebelle contre le code social répressif ».

6.7.« Diriez-vous d’un individu qui s’est fait tabasser qu’il a « bien travaillé » ? »

On pourrait dire la même chose des femmes qui passent leur vie à plumer des volailles à cadence forcée sous les insultes des contremaîtres : il ne viendrait à l’idée de personne de contester que ce qu’elles font est un métier comme un autre, même si personne n’aurait envie de l’exercer dans ces conditions.

6.8.Questions de justice sociale

Si le travail sexuel est un métier comme un autre, alors son exercice pose des questions de justice sociale :
-          Les conditions d’embauche et d’exercice du métier respectent-elles les normes du droit du travail ?
-          Le travailleur sexuel est-il justement payé ? Reçoit-il la part du produit du travail qui lui revient ? Les employeurs, l’Etat ou les différents « passeurs » prélèvent-ils une part légitime de ce produit ou s’agit-il d’une forme de volonté ?
-          Le travailleur sexuel a-t-il des garanties pour sa santé, sa retraite, son logement, sa formation, l’éducation de ses enfants ? Si oui, sont-elles conformes aux normes sociales et aux principes de répartition du pays dans lequel il vit ?

6.9.Faut-il sacrifier les travailleurs sexuels libres pour sauver ceux qui sont réduits en esclavage ?

L’interrogation sur la liberté de se prostituer ne peut pas être annulée par le rappel constant du fait de la prostitution forcée. Cf. manifeste de Iacub, Millet et Robbe-Grillet, « Ni coupables, ni victimes : libres de se prostituer » : il s’agit de revendiquer la pleine liberté de se prostituer sans être considéré comme victime ou coupable, hors de toute forme de réglementation ou de contrôle sanitaire et policier. Cf. aussi Borillo, « La liberté de se prostituer ».

Cette position a été attaquée comme une fantaisie de bourgeoises confortablement installées et complètement ignorantes des réalités de l’esclavage sexuel organisé à l’échelle mondiale (cf. Mathieu, La condition prostituée). Mais ces attaques contre la manifeste convoquent des faits (l’existence de formes d’esclavage sexuel) qui n’ont rien à voir avec la revendication à la pleine liberté de se prostituer, qui elle est une affaire de droit. La question posée par le manifeste n’est pas de savoir si la liberté concrète de se prostituer existe vraiment, mais si elle devrait (en droit) exister, et quelles mesures il faudrait prendre pour qu’elle soit garantie concrètement au cas où elle n’existerait pas.

En outre, revendiquer la liberté de se prostituer, c'est aussi défendre la liberté de ne pas se prostituer, et donc rejeter toutes les formes avérées d’esclavage sexuel.

6.10.                   Accord sur les faits, désaccord sur les normes

Il serait indécent de nier l’existence de personnes contraintes de se prostituer par la violence et la misère [mais toutes les données sur la réalité de la prostitution sont sujettes à caution en raison du caractère clandestin, mobile et fluctuant de l’exercice de la profession ; cf. Deschamps, Le sexe et l’argent des trottoirs].

Mais quelles conclusions pratiques doit-on en tirer ? Aucune proposition (pénaliser les clients, punir les prostitués, rouvrir les maisons closes, reconnaître le travail sexuel individuel) ne fait l’unanimité : des politiques complètement opposées sont adoptées par des Etats qui pourtant font le même constat sur les ravages de la prostitution forcée. Cf. Hindle, Les lois sur la prostitution dans certains pays : « il n’y a guère de consensus sur la réponse législative qu’il faudrait donner à cette situation ». Abîme logique entre les faits et les normes.

6.11.                   L’argument de « l’urgence »

En dépit de tous les arguments (conceptuels, politiques et moraux) qui parlent en sa faveur, l’idée que l’échange de sexe contre de l’argent est légitime parce que c'est un paiement en contrepartie d’un service professionnel corporel comme un autre, est loin de faire l’unanimité. Elle divise profondément le mouvement féministe.

Certaines militantes rejettent le projet de reconnaître le travail sexuel pour des raisons purement politiques : reconnaître aux femmes la liberté de se prostituer reviendrait à reconnaître aux proxénètes la liberté de les asservir. Une telle reconnaissance serait une forme de capitulation devant la « domination masculine », la brutalité des « Etats proxénètes » ou de « l’ordre marchand néo-libéral ». Elle ne ferait que légaliser la violence envers les femmes et donner carte blanche à ceux qui l’exercent de la façon la plus cruelle. Cf. Hirata, Dictionnaire critique du féminisme.

On pourrait accepter qu’à partir d’une certaine quantité de souffrances et pour éviter qu’elles augmentent encore, certaines entorses à des droits et à des libertés pourraient être moralement légitimes. Mais la dénonciation du trafic international des personnes aux fins de prostitution repose sur des données dont la fiabilité est douteuse, et surtout les remèdes proposés sont loin d’être convaincants, acceptables ou en rapport avec le diagnostic.

En réalité, certaines urgences militent plutôt en faveur de la reconnaissance du travail sexuel. Reconnaître que ceux qui vivent des services sexuels travaillent pourrait rendre légitimes leurs demandes de régularisation. Ceux que la situation des sans papiers révolte pourraient avoir cette raison politique urgente de soutenir la reconnaissance du travail sexuel. La légalisation du travail sexuel pourrait être un moyen de répondre à la dégradation de ceux qui vivent des services sexuels, hors de toute protection.

L’argument purement politique de l’urgence va donc dans des directions opposées. Il ne permet pas à lui seul de justifier le refus de reconnaître la légitimité du travail sexuel.

7.      Qu’est-ce qui ne va pas dans la dénonciation de la marchandisation des corps ?

Marchandisation = certains biens ou services ne devraient pas être vendus ou achetés, même si les partenaires de l’échange y consentent. Dénoncer la marchandisation reviendrait à soutenir que certains échanges bloqués devraient le rester et en aucun cas être débloqués. Exemple : services sexuels, tissus, organes et produits du corps humain.

Pourquoi ces biens ne pourraient-ils pas être achetés/vendus, si telle est la volonté des partenaires de l’échange ?  Pourquoi ces échanges devraient-ils rester bloqués ?

7.1.Confusions dans le débat sur la « marchandisation »

On a pris l’habitude de chercher du côté de Kant une réponse non religieuse à cette question qui soit acceptable dans une société laïque : de telles transactions seraient contraires à la dignité humaine et l’impératif universel de respecter cette dignité dans sa personne et dans celle d’autrui aurait la priorité sur la volonté des individus.

Certains juristes estiment que tout le dispositif de régulation légale de ces transactions repose sur le principe de dignité. Ce dispositif consacre l’anonymat, le consentement et la gratuité. Ce qui donnerait une unité à ces trois normes, ce serait une valeur sous-jacente : la dignité humaine, à laquelle toute forme de commerce du corps en tant que support de la personne porterait atteinte. Cf. Dreifuss-Neitter, « Le principe cardinal est le respect de la dignité de la personne humaine ». Ce qui n’irait pas dans la marchandisation, ce n’est pas qu’elle serait la cause d’inégalités injustes, mais plus profondément qu’elle porterait atteinte à la « dignité de la personne humaine ».

Mais l’appel à l’idée de dignité permet-il de faire un tri entre ce qui peut être légitimement acheté/vendu et ce qui ne peut l’être ? Non, car on ne parvient pas à répondre aux questions comme : pourquoi serait-il contraire à la dignité de vendre ses capacités à donner du plaisir sexuel ou à porte un enfant, et non de vendre ses capacités athlétique, sa patiente, son habileté, ses connaissances ou son intelligence ?

Par ailleurs il est douteux que la justification des normes légales (anonymat, gratuité, consentement) qui règlent les transactions de produits/parties/capacités du corps repose exclusivement sur le principe de dignité. On ne voit pas très bien comment l’anonymat du don de sperme exprimerait le respect de la dignité de la personne humaine. De fait, les trois normes (anonymat, gratuité, consentement) ne sont pas justifiées par le principe de dignité. Ce sont plutôt les impératifs de sécurité sanitaire qui sont mis en avant pour justifier la gratuité des prélèvements de sang (la gratuité permet d’éviter la mise sur le marché de produits dangereux ayant échappé au contrôle médical pour des raisons vénales), et c'est l’intérêt supérieur de l’enfant ou du donneur qui est invoqué pour justifier l’anonymat du don de sperme ou l’interdiction des mères porteuses. Quant au consentement, c'est une notion en conflit avec l’idée de dignité de la personne humaine : l’idée de dignité sert à limiter la valeur du consentement (cf. Ogien, L’éthique aujourd'hui. Maximalistes et minimalistes).

On voit donc que le débat public sur la marchandisation se déroule dans la plus grande confusion.

7.2.Pourquoi paie-t-on tout le monde sauf celui qui fournit le principal ?

En ce qui concerne la mise à disposition d’autrui de parties/produits de son corps, le refus d’envisager toute forme de rémunération par crainte de la marchandisation est souvent irréfléchi. En effet il y a beaucoup d’argent qui circule dans ces activités : payer le personnel soignant et administratif, payer la maintenance des locaux et des instruments techniques, payer la recherche et les laboratoires pharmaceutiques, etc. Le seul qui n’aurait pas le droit moral d’être payé ou compensé pour sa participation au processus thérapeutique serait le donneur : pourquoi ? Pourquoi paie-t-on tout le monde sauf celui qui fournit le principal ?

Cette exclusion ne pose pas de problème si elle correspond à la volonté du donneur. Mais si celui qui fournit l’organe estime qu’il pourrait être rétribué, pourquoi serait-il interdit de le satisfaire ?
-          On ne peut pas se contenter de lui dire qu’il ne mérite aucune rémunération parce qu’il ne travaille pas (à la différence du personnel soginant et administratif) : car il pourrait répondre qu’en vendant un vieux canapé dont il est propriétaire, il ne travaillerait pas plus qu’en donnant un rein ou du sperme, et pourtant personne ne trouverait injuste qu’il soit payé pour cette transaction.
-          Si on lui rétorque que sa comparaison n’est pas pertinente parce que son organe ne vaut rien sans intervention médicale (il ne peut l’extraire et le transférer lui-même sans le détruire), il peut répondre qu’il est prêt à payer une compensation au médecin pour son travail.
-          Enfin on pourrait lui dire qu’il n’est pas pleinement propriétaire de son corps et de ses éléments car ce ne sont pas des choses à vendre ou à acheter : mais il pourra objecter que c'est précisément ce qu’il faut prouver (contre les libertariens qui prétendent le contraire).

En acceptant une rémunération, le donneur annule-t-il le caractère supposé « altruiste » de son geste ? Pas forcément. Personne ne semble penser que le médecin qui se fait payer est purement vénal et que son activité n’a aucun caractère altruiste. Pourquoi faudrait-il juger que le caractère altruiste du geste du donneur d’organes serait complètement annulé s’il recevait une rétribution financière ?

7.3.La dénonciation de la « vente » des bébés

Pour qualifier l’assistance médicale à la procréation ou la gestation pour autrui, on parle de « transformation des bébés en marchandises », en objet à commander/vendre/acheter. C'est inapproprié : personne ne considère que les parents ayant payé 20000 euros une équipe médicale pour une fécondation in vitro ont « acheté un bébé ». Pourquoi devrait-il en aller autrement s’ils ont eu recours à une mère porteuse ? En outre, il ne faut pas oublier que, lorsqu'ils versent des compensations à une mère porteuse, ce que les parents achètent n’est pas un droit d’utiliser un enfant comme un objet mais des devoirs de protection et d’éducation.

Quant à l’expression « fabrication d’enfants », c'est une formule rhétorique qui ne veut rien dire : on ne peut fabriquer que des objets inanimés et non des êtres vivants. Même si on sélectionnait tous les traits d’un bébé à naître, on ne le fabriquerait pas littéralement, car à l’aboutissement il y aurait un être vivant et non un objet inanimé.

7.4.Les marchés d’organes sont-ils immoraux ?

Cf. Ogien, « Qui a peur des marchés d’organes ? », in Critique, 751.

Les chercheurs qui s’intéressent au modèle économique du calcul des coûts et des bénéfices expliquent le penchant des gens pour la gratuité en supposant que la satisfaction des donneurs d’avoir accompli un acte désintéressé peut être supérieure aux sommes qu’il pourrait recevoir s’il était rémunéré.

D’autres chercheurs qui récusent ce modèle économiste aboutissent pourtant à la même conclusion ; ils soutiennent que l’adhésion des agents à certaines normes et valeurs exclut tellement de leur esprit la pensée que ces actions pourrait être rémunérée qu’ils ne peuvent envisager cette perspective (ou qu’avec dégoût). Cf. Elster, Le désintéressement. Traité critique de l'homme économique, I.

Puisque l’utilité/efficacité parle plus en faveur de la gratuité, la défense de la rétribution doit donc être fondée sur un autre argument : la rétribution doit être préférée à la gratuité non parce qu’elle est plus efficace mais parce qu’elle rend le transfert d’organes plus acceptable moralement.

A première vue, cette hypothèse semble absurde : comment un marché libre où chacun pourrait vendre et acheter des organes au prix qui lui convient pourrait-il être plus acceptable moralement qu’un système fondé sur l’altruisme, le don et la gratuité ? Un tel marché semble relevé de la confusion des « sphères de justice » (Walzer, Sphères de justice) : le corps humain, ses parties et produits sont des biens qui devraient échapper au commerce par principe.

Mais en réalité, l’idée qu’un marché des organes n’aurait rien d’immoral est très défendable.
Dans le dispositif légal en France, le don d’organes n’est pas rétribué et n’est autorisé qu’entre proches. Il est à la fois gratuit et personnalisé. Ce dispositif est supposé empêcher toute « dérive mercantile » et toute « commercialisation » des parties du corps humain.
-          Mais il est une source évidence d’injustice : ceux qui n’ont pas la chance d’avoir une famille nombreuse comprenant des membres physiologiquement compatibles auront des possibilités moindres d’avoir accès aux bénéfices d’une greffe (cf. Dumitru, « Consentement présumé, famille et équité dans le don d’organes »). Le principe de justice qui nous demande de compenser les handicaps dont on n’est pas responsable est donc violé par ce dispositif qui limite le cercle des donneurs à la famille proche.
-          Il a également des désavantages psychologiques et moraux. Du fait des restrictions relatives au cercle des donneurs, il peut en résulter que le receveur soit écrasé par le poids de sa dette à l’égard d’un être proche et cher qui, en lui donnant un organe, perd pour lui une partie de sa santé. De son côté, le donneur peut avoir le sentiment d’avoir été forcé s’il accepte le prélèvement, et d’être un monstre s’il ne le fait pas. Cf. le film Un conte de Noël de Desplechin.

Un marché des organes, payant et anonyme, ne serait-il pas plus moral que ce système de don forcé ?
-          C'est une conclusion qui s’impose dans une perspective déontologique libertarienne où ce qui compte par-dessus tout, c'est le respect du droit de chacun de choisir librement ce qu’il fera de son propre corps.
-          En outre un marché libre des organes pourrait permettre de casser le marché noir existant, ce qui serait un autre avantage moral.
-          Dans une perspective conséquentialiste, où l’action juste est celle qui contribue à créer le plus de bien ou le moins de mal possible dans l’univers, le marché libre d’organes pourrait également avoir une valeur morale parce qu’il diminuerait la quantité de mal dans l’univers.

Au total, l’immoralité des marchés d’organes est donc loin d’être établie. On peut même leur trouver une valeur morale lorsqu’on les examine tant du point de vue déontologiste que conséquentialiste.

Un marché libre d’organes ne serait pas nécessairement juste : pour qu’elle ne soit pas injuste, il vaut sans doute mieux déléguer à un organisme indépendant (qui recevrait de l’Etat son financement) l’organisation de la collecte/distribution des organes, la prise en charge des frais médicaux et  la prise en charge des risques auxquels s’expose le donneur pendant et après la transplantation. Il s’agirait d’une indemnisation et non d’une rémunération : ce qui justifierait la dépense publique ne serait pas le paiement en échange d’un bien qui pourrait profiter à une personne particulière, mais le bénéfice du don à la société dans son ensemble (allègement des listes d’attente, diminution des dépenses de santé en cas de greffe réussie, etc.).

Ce modèle s’applique-t-il au sexe ? Pourrait-il exister des droits d’accès aux capacités des autres à donner du plaisir sexuel en cas de besoin urgent, comme il pourrait exister des droits d’accès aux organes d’autrui en cas de besoin vital ? Les projets d’assistance sexuelle aux handicapés sont des façons de répondre « oui » à cette question.

8.      Avons-nous le devoir moral de mettre notre corps à la disposition de ceux qui en ont besoin ?

Pourquoi les relations sexuelles, la gestation pour autrui ou le prélèvement d’organes ne pourraient-ils être achetés/vendus, si telle est la volonté des partenaires de l’échange ?

Les conséquentialistes sont divisés sur la question du commerce du sexe et du corps :
-          Certains conséquentialistes pensent que ces échanges auraient des effets monstrueux en termes d’inégalités sociales et de malheur humain : il faut les éradiquer
-          Pour d’autres conséquentialistes, ces échanges pourraient avoir des effets positifs : 1) la dépénalisation complète des rapports sexuels rémunérés permettrait l’accès aux bénéfices de la sexualité à certaines catégories de personnes qui en sont exclues (par exemple les handicapés). 2) La rétribution des dons d’organes permettrait de sauver de nombreuses vies humaines. 3) La gestation pour autrui équitablement dédommagée pourrait contribuer au bonheur de couples infertiles ou homosexuels. Dans les trois cas, des injustices naturelles ou accidentelles pourraient être compensées.

Les déontologistes sont aussi divisés que les conséquentialistes :
-          Les déontologistes kantiens pensent que nous ne pouvons pas tout faire de notre corps, même si c'est pour le plus grand bien-être de tous, car certains usages du corps sont contraires à la dignité de la personne humaine.
-          Les déontologistes libertariens pensent que nous pouvons tout faire de notre corps (le vendre, l’hypothéquer, le détruire), même si c'est pour le plus grand malheur de tous, car nous en sommes pleinement propriétaires. Cf. Vallentyne, « Libertarisme, propriété de soi et homicide consensuel ».

Comment trancher ? L’intérêt philosophique du droit à l’assistance sexuelle pour les personnes handicapées pourrait nous aider à remette en cause les deux conceptions déontologiques opposées des kantiens et des libertariens.

8.1.Est-il mal de s’offrir comme simple « moyen » pour la satisfaction sexuelle d’une personne handicapée ?

Supposons qu’il y ait un droit à l’assistance sexuelle pour les handicapés. Si un tel droit existe, il implique un devoir de mettre ses capacités sexuelles à la disposition d’autrui, dans certains cas et certaines modalités (par exemple une compensation monétaire pour l’assistant).

L’injonction kantienne de ne jamais s’offrir soi-même comme simple moyen à la satisfaction sexuelle des autres contre de l’argent est intenable dans cette forme dogmatique : quel mal y aurait-il à s’offrir comme simple moyen pour la satisfaction sexuelle d’une personne qui n’a pas la possibilité de la trouver par elle-même en raison de déficiences physiques ou mentales ? Le débat sur l’assistance sexuelle nous amène à remettre en cause l’absolutisme kantien.

8.2.Ceux qui en ont besoin ont-ils un droit sur notre corps ?

Pour les libertariens, nous avons la pleine propriété de notre corps et des produits de notre travail : personne n’a le droit moral de nous priver d’un organe sans notre consentement, et personne n’a le droit moral de nous confisquer une partie des produits de notre travail contre notre volonté. Pour les libertariens, la redistribution des produits de son propre travail aux plus pauvres devrait être aussi volontaire que la mise à la disposition de notre corps à autrui.

Mais l’idée que toutes les formes de taxation forcée sont illégitimes contredit nos intuitions en matière de justice sociale. Par exemple, nous estimons qu’il n’est pas injuste de prendre de force une part des revenus des plus riches pour venir en aide à ceux qui en ont un besoin urgent.. Nous pouvons même aller jusqu’à penser que ceux qui ont u besoin matériel urgent/vital ont un certain droit sur les revenus des plus riches, qui pourrait rendre le vol et la violence légitimes. Certains légistes ont consacré un « droit de voler par nécessité », puisé dans le « droit naturel permettant à toute personne de survivre en prélevant des biens sur autrui ».

Si un libertariens tient compte de cette intuition, alors il devra se poser la question suivante : s’il y a des droits des autres sur les produits de notre travail, n’y aurait-il pas des droits des autres sur notre propre corps ? Pour un libertariens, il y a une symétrie absolue entre les droits des autres sur les produits de mon travail et les droits des autres sur mon corps : si les autres n’ont pas de droits sur les produits de mon travail, alors ils n’ont pas de droits sur mon corps ; mais s’ils ont des droits sur les produits de mon travail, alors ils ont des droits sur mon corps. Or les autres ont des droits sur les produits de mon travail, donc ils ont des droits sur mon corps.

8.3.Notre corps ne nous appartient pas plus que les produits de notre travail

Si ce raisonnement est correct, alors même le libertariens le plus radical devra reconnaître que nous ne pouvons pas avoir la pleine propriété de nous-mêmes : notre corps ne peut pas nous appartenir plus que les produits de notre travail, et les produits de notre travail ne peuvent pas nous appartenir complètement. C'est une conséquence de l’application rigoureuse du raisonnement libertariens qui admet une symétrie complète entre le rapport au corps et le rapport aux produits du travail humain.

La conclusion du raisonnement n’est pas absurde mais elle est difficile à accepter : de même qu’il n’est pas injuste de priver une personne par la contrainte d’une partie de ses revenus pour la donner à ceux qui en ont un besoin urgent, de même il n’est pas injuste de la priver par la contrainte d’une partie de son corps pour la donner à ceux qui en ont un besoin urgent.

Ce résultat est choquant à première vue, mais nous l’acceptons très bien dans le cas où des organes sont prélevés sur des personnes décédées dont le consentement est seulement présumé pour les greffer sur ceux qui en ont un besoin vital. Cf. Harris, « The Survival Lottery ». En outre ce genre de taxation des corps est admis en temps de guerre sans susciter la réprobation générale : les Etats ne se sont jamais privés d’utiliser les corps des jeunes gens sans leur demander leur avis, et de les renvoyer chez eux avec des membres ou des organes en moins. L’indignation devant la taxation d’organes pour sauver des vies devrait donc être atténuée par cette comparaison : au moins ici, la cause servie par la taxation est bonne.

Mais serait-il barbare de se comporter ainsi à l’égard des vivants, c'est-à-dire de les priver d’un organe par la contrainte afin de le donner à une personne qui en aurait un besoin urgent ? Quels critères de sélection mettre au point pour le choix des malheureux dont les organes seraient prélevés ? Le moins injuste serait probablement une loterie nationale ou internationale.

8.4.Et le sexe dans tout ça ?

Si on étendait ces principes au sexe, le résultat serait inquiétant : ceux qui ont un besoin de sexe urgent auraient le droit de se servir du sexe des autres pour obtenir satisfaction, et l’Etat pourrait faire respecter ce droit par la menace et la force.

L’objection qui pourrait venir à l’esprit est qu’il est absurde de mettre sur le même plan le besoin vital de nourriture et le besoin de sexe. Mais ces besoins sont peut-être incommensurables : il n’existe aucun moyen de prouver qu’ils ne sont pas aussi importants l’un que l’autre (même si la privation de sexe n’a pas les mêmes conséquences physiques que la privation de nourriture).

Le problème le plus difficile à résoudre est celui de la contrainte. La contrainte paraît légitime dans le cas des prélèvements des produits du travail des plus riches pour répondre à des besoins urgents, mais elle ne semble pas légitime pour le prélèvement d’organes ou l’obtention d’une satisfaction sexuelle. Mais pourquoi ?

8.5.Le viol et la fraude

L’intuition selon laquelle personne n’a le droit de s’emparer d’une partie de notre corps sans notre consentement est tellement forte que nous préférons sacrifier un principe général (notre corps ne nous appartient pas plus que les produits de notre travail) que d’y renoncer. Pour que cette intuition ne soit pas menacée, il faut aller contre le raisonnement libertariens, et accepter de dissocier complètement 1) la question de savoir ce que les autres ont le droit de faire des produits de notre travail et 2) la question de savoir ce que les autres ont le droit de faire de notre corps. Cf. Dumitru, « Libertarisme de gauche ». 

Il faut traiter ces 2 obligations (donner nos organes à ceux qui en ont un besoin vital et donner une partie des produits de notre travail à ceux qui en ont un besoin urgent) comme si elles n’avaient rien à voir, comme si les questions de redistribution des produits du travail étaient étrangères à celles de la redistribution des corps.

Cf. distinction entre le viol et la fraude fiscal : on ne peut mettre sur le même plan les principes de justice sociale (qui valent pour la fraude) et les principes qui protègent l’intégrité psychologique et physique personnelle (qui valent pour le viol).

Même s’il est légitime d’utiliser la coercition pour redistribuer les produits de la coopération économique/sociale, il ne suit pas qu’il est légitime d’utiliser les mêmes moyens pour la redistribution des corps. Il faudrait un argument indépendant et décisif pour justifier la redistribution des corps par la menace ou la force, or pour le moment il n’y en a pas.

8.6.Du don d’organe au don de sexe

1)      Existe-t-il des raisons de penser que, dans le domaine du sexe (comme dans celui du marché d’organes), un système de relations anonymes et payantes pourrait être préférable (ou au moins aussi acceptable) qu’un système de don ?
2)      Si un tel marché du sexe était moralement acceptable et pouvait coexister avec d’autres formes de sexualité, serait-il légitime que des organismes publics interviennent pour le réguler, afin de le rendre plus juste et plus accessible aux plus défavorisés (handicapés, pauvres, etc.) ?

Ces questions ne sont pas des exercices de morale-fiction : elles expriment des revendications concrètes de la part des travailleurs du sexe et de leurs clients. Ce sont des revendications au nom du respect du pluralisme en matière sexuelle. Elles visent à faire reconnaître les relations sexuelles payantes et anonymes comme l’expression d’une conception du bien sexuel aussi valable que d’autres, et susceptibles de coexister avec elles. Dans une société démocratique, laïque et pluraliste, de telles revendications sont légitimes : on ne peut les rejeter qu’en invoquant des raisons claires et neutres du point de vue religieux ou moral. Or, parmi les raisons qui servent aujourd'hui à exclure ces revendications, la plupart sont moralistes, religieuses ou extrêmement confuses. Cela devrait suffire à les invalider.

Conclusion : la liberté de mettre son corps à la disposition d’autrui

La critique de l’échange de sexe contre de l’argent se présente sous 2 formes différentes :

1)      Certes le commerce du sexe n’est pas un commerce du corps, mais il doit cependant être criminalisé dans la mesure où il est intégré dans un système esclavagiste et qu’il nuit à la tranquillité publique. Cf. législation sur la prostitution.
2)      Le commerce du sexe est un commerce du corps, une mise à disposition d’autrui de son corps (et non un travail ou service), par conséquent il tombe sous le coup des principes politiques et moraux qui excluent la commercialisation du corps humain, et doit donc être criminalisé. Cf. littérature morale et politique qui dénonce la marchandisation des corps, cf. littérature sur la prise de pouvoir sur le corps vivant (biopouvoir, Foucault ; cf. Hennette-Vauchez, Le droit de la bioéthique).

Critique de la forme 2 : il n’est rien d’évident de dire que le commerce du sexe est un commerce du corps au même titre que la vente d’organes. Car vendre un service sexuel, ce n’est ni céder ni prêter une chose.
-          Les personnes qui pratiquent le commerce du sexe ne vendent pas des parties de leur corps, sans quoi il ne resterait rapidement plus rien d’elles (cf. Carthonnet, J’ai des choses à vous dire. Une prostituée témoigne). Contrairement au vendeur d’organes, elles ne perdent pas leur intégrité en exerçant leur métier.
-          Et elles ne louent pas non plus leur corps, comme une mère porteuse rémunérée : à la différence de la gestation pour autrui, les rapports sexuels rémunérés, même en grand nombre, n’entraînent pas de modifications irréversibles du corps,  n’induisent pas de changement d’état civil (comme le fait de devenir mère), et n’imposent pas de contraintes physiques et psychologiques sur les autres activités pendant une longue durée. La gestation pour autrui nécessite un contrôle médical, tandis que la prostitution n’est pas une pathologie qui nécessite une surveillance médicale permanente.

Mais même si on pouvait établir de façon incontestable que les services sexuels doivent être considérés comme une mise à disposition d’autrui de son corps (et non comme un travail), cela ne suffirait pas à justifier l’idée qu’il est injuste/immoral de les rémunérer. Cf. toutes les autres formes de mise à disposition d’autrui de son corps, de ses produits ou de ses capacités, pour lesquelles il n’est pas absurde de se demander s’il ne serait pas juste de les payer.  Il n’est pas nécessaire de considérer les activités sexuelles comme un métier pour estimer qu’il soit juste de les payer : on peut les rémunérer comme un travail, mais on peut aussi les rémunérer comme simple mise à disposition d’autrui de son corps (comme s’il s’agissait d’un don passif de produits/parties du corps). La question de savoir si on doit être payé et combien on doit être payé pour donner du plaisir sexuel ne doit pas être liée à la quantité de sueur dépensée ou à la durée de la formation professionnelle.

De la même manière qu’un marché des organes, payant et anonyme, pourrait être plus juste que le système de don forcé qui existe actuellement, on peut se demander si le rapport sexuel anonyme et rémunéré n’est pas justifié moralement. Les rapports sexuels anonymes et rémunérés ont une dimension éthique jusqu’à présent trop négligée. Si telle ou telle chose peut être donnée, rien ne nous empêche de penser qu’elle peut être cédée contre un paiement, pour des raisons morales. Le sexe fait partie de ces choses, et c'est pourquoi on doit conclure que les rapports sexuels rémunérés devraient pouvoir coexister avec d’autres formes de sexualité¸ en échappant complètement à la réprobation morale et à la répression légale.

2 commentaires:

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