vendredi 25 octobre 2013

Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, Première partie "La légèreté et la pesanteur"

Milan KUNDERA, L'insoutenable légèreté de l'être, Première partie, Gallimard, Paris, 1984

1.

Mythe loufoque de l’éternel retour: penser qu’un jour tout se répétera comme nous l’avons déjà vécu et que même cette répétition se répétera encore indéfiniment! Selon ce mythe, la vie qui disparaît une fois pour toutes, qui ne revient pas, est semblable à une ombre, est sans poids, est morte d’avance, et fût-elle atroce, belle, splendide, cette atrocité, cette beauté, cette splendeur ne signifient rien. Si un événement se répète un nombre incalculable de fois dans l’éternel retour, il devient un bloc qui se dresse et perdure. Si la Révolution française devait éternellement se répéter, l’historiographie serait moins fière de Robespierre. Mais comme elle parle d’une chose qui ne reviendra pas, les années sanglantes ne sont plus que des mots/théories/discussions, elles ne font pas peur. Il y a une infinie différence entre un Robespierre qui n’est apparu qu’une seule fois dans l’histoire et un Robespierre qui reviendrait éternellement couper la tête aux Français. L’idée de l’éternel retour désigne une perspective où les choses ne nous semblent pas telles que nous les connaissons: elles nous apparaissent sans la circonstance atténuante de leur fugacité. Cette circonstance atténuante nous empêche en effet de prononcer un quelconque verdict: on ne peut condamner ce qui est éphémère. Les nuages orangés du couchant éclairent toute chose du charme de la nostalgie, même la guillotine. Profonde perversion morale inhérente à un monde fondé essentiellement sur l’inexistence du retour: dans ce monde-là tout est d’avance pardonné et tout y est donc cyniquement permis.

2.

Si chaque seconde de notre vie doit se répéter un nombre infini de fois, nous sommes cloués à l’éternité comme Jésus-Christ à la croix. Cette idée est atroce. Dans le monde de l’éternel retour, chaque geste porte le poids d’une insoutenable responsabilité. Cf. Nietzsche: l’idée de l’éternel retour est le plus lourd fardeau.

Si l’éternel retour est le plus lourd fardeau, nos vies sur cette toile de fond peuvent apparaître dans toute leur splendide légèreté. Mais la pesanteur est-elle vraiment atroce et belle la légèreté?
  • Le plus lourd fardeau nous écrase, nous fait ployer sous lui, nous presse contre le sol.
  • Mais le plus lourd fardeau est en même temps l’image du plus intense accomplissement vital (cf. désir de la femme de recevoir le fardeau du corps mâle). Plus lourd est le fardeau, plus notre vie est proche de la terre, et plus elle est réelle et vraie. L’absence totale de fardeau fait que l’être humain devient plus léger que l’air, qu’il s’envoile, qu’il s’éloigne de la terre et de l’être terrestre, qu’il n’est plus qu’à demi réel, et ses mouvements sont aussi libres qu’insignifiants.

Alors que choisir? La pesanteur ou la légèreté? Cf. division parménidienne en pôles positif et négatif: qu’est-ce qui est positif, la pesanteur ou la légèreté? Parménide répond que le léger est positif et que le lourd est négatif: a-t-il raison? La contradiction lourd-léger est la plus mystérieuse et la plus ambiguë de toutes les contradictions.

3.

Je pense à Tomas et je vois la clé de la vie de Tomas: il est debout à la fenêtre et il réfléchit. Faut-il proposer à Tereza de venir s’installer à Prague, ou bien faut-il renoncer? Veut-il qu’elle le rejoigne, oui ou non? Il revient, encore et toujours, à l’image de cette femme couchée sur le divan, et imagine qu’elle est mourante; soudain il lui paraît évident qu’il ne survivrait pas à sa mort, il s’allongerait à côté d’elle pour mourir avec elle. Il est debout à la fenêtre et il invoque cet instant. Qu’était-ce, sinon l’amour? Mais était-ce l’amour? Il s’était persuadé qu’il voulait mourir à côté d’elle, et ce sentiment était manifestement excessif: n’était-ce pas plutôt la réaction hystérique d’un homme qui, comprenant en son fort intérieur son inaptitude à l’amour, commençait à se jouer à lui-même la comédie de l’amour? Il regardait les murs sales de la cour et comprenait qu’il ne savait pas si c'était de l’hystérie ou de l’amour. Dans cette situation où un homme vrai aurait pu immédiatement agir, il se reprochait d’hésiter et de priver ainsi le plus bel instant de sa vie (il est à genoux au chevet de la jeune femme, persuadé de ne pouvoir survivre à sa mort) de toute signification. Il s’accablait de reproches, mais il finit par se dire que c'était au fond bien normal qu’il ne sût pas ce qu’il voulait: l'homme ne peut jamais savoir ce qu’il faut vouloir car il n’a qu’une vie et il ne peut ni la comparer à des vies antérieures ni la rectifier dans des vies ultérieures. Vaut-il mieux être avec Tereza ou rester seul? Il n’existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne car il n’existe aucune comparaison. Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation. Comme si un acteur entrait en scène sans jamais avoir répété. Mais que peut valoir la vie, si la première répétition de la vie est déjà la vie même? C'est ce qui fait que la vie ressemble toujours à une esquisse. Mais même «esquisse» n’est pas le mot juste, car une esquisse est toujours l’ébauche de quelque chose, la préparation d’un tableau, tandis que l’esquisse qu’est notre vie est une esquisse de rien, une ébauche sans tableau. Tomas se répète le proverbe allemand: une fois ne compte pas, une fois c'est jamais. Ne pouvoir vivre qu’une vie, c'est comme ne pas vivre du tout.

4.

Tomas avait compris qu’il n’était pas né pour vivre aux côtés d’une femme, quelle qu’elle fût, et qu’il ne pouvait être vraiment lui-même que célibataire. Il s’efforçait donc soigneusement d’agencer le système de sa vie de telle sorte qu’une femme ne pût jamais venir s’installer chez lui avec une valise. Aussi n’avait-il qu’un divan. Bien que ce fût un assez large divan, il affirmait à ses compagnes qu’il était incapable de s’endormir près de quelqu'un d’autre sur une couche commune et il les reconduisait toutes chez elles après minuit.

Pourtant, cette fois-ci, il s’endormit auprès de Tereza. Elle respirait profondément dans son sommeil, elle le tenait par la main, et l’énormément lourde valise était posée à côté de lui. Encore une fois, il se dit que Tereza était une enfant qu’on avait mis dans une corbeille enduite de poix et qu’on avait lâché au fil de l’eau. Peut-on laisser dériver sur les eaux furieuses d’un fleuve la corbeille qui abrite un enfant? Au début de tant de mythes anciens, il y a quelqu'un qui sauve un enfant abandonné. Tomas ne savait, alors, que les métaphores sont une chose dangereuse. On ne badine pas avec les métaphores. L’amour peut naître d’une seule métaphore.

5.

Dans le jugement de divorce d’avec sa première femme, le juge confia l’enfant à la mère et condamna Tomas à leur verser le tiers de son salaire et garantit qu’il pourrait voir son fils deux fois par mois. Tomas compris qu’il devait payer à la mère l’amour de son fils, et payer d’avance. Un dimanche où la mère l’avait encore une fois empêché à la dernière minute de sortir avec son fils, il décida qu’il ne le verrait plus jamais de sa vie. D’ailleurs, pourquoi se serait-il attaché à cet enfant plutôt qu’à un autre? Il n’était lié à lui par rien, sauf par une nuit imprudente. Il verserait scrupuleusement l’argent, mais qu’on n’aille pas, au nom d’on ne sait quels sentiments paternels, lui demander de se battre pour ses droits de père!

En peu de temps, il réussit donc à se débarrasser d’une épouse, d’un fils, d’une mère et d’un père. Ne lui restait en héritage que la peur des femmes. Il les désirait, mais les craignait. Entre la peur et le désir, il fallait trouver un compromis: c'est ce qu’il appelait l’amitié érotique. Il affirmait à ses maîtresses: seule une relation exempte de sentimentalité, où aucun des partenaires ne s’arroge de droits sur la vie et la liberté de l’autre, peut apporter le bonheur à tous les deux. Pour avoir la certitude que l’amitié érotique ne cède jamais à l’agressivité de l’amour, il ne voyait chacune de ses maîtresses permanentes qu’à de très longs intervalles. Il tenait cette méthode pour parfaite et en faisait l’éloge à ses amis: «Il faut observer la règle de trois. On peut avoir la même femme à des intervalles très rapprochés, mais alors jamais plus de trois fois. Ou bien on peut la fréquenter pendant de longues années, mais à condition seulement de laisser passer au moins trois semaines entre chaque rendez-vous». Ce système offrait à Tomas la possibilité de ne pas rompre avec ses maîtresses permanentes et d’avoir en même temps beaucoup de maîtresses éphémères. De toutes ses amies, c'était Sabina qui le comprenait le mieux; elle disait: «je t’aime bien, parce que tu es tout le contraire du kitch. Au royaume du kitch, tu serais un monstre, un cas répugnant».

6.

La convention non écrite de l’amitié érotique impliquait que l’amour fût exclu de la vie de Tomas. Eût-il enfreint cette condition, ses autres maîtresses se seraient aussitôt retrouvées dans une position inférieure et se seraient révoltées.

Il procura donc à Tereza un studio en sous-location où elle dut emporter sa lourde valise. Le sommeil partagé était le corps du délit de l’amour. Avec les autres femmes, il ne dormait jamais. Dans l’instant qui suivait l’amour, il éprouvait un insurmontable désir de rester seul. Il lui était désagréable de se réveiller en pleine nuit à côté d’un être étranger; le lever matinal du couple lui répugnait. C'est pourquoi il fut tellement surpris quand il se réveilla et que Tereza lui tenait fermement par la main! Depuis, tous deux se réjouissaient d’avance du sommeil partagé. Pour eux, le but de l’acte d’amour n’était pas la volupté mais le sommeil qui lui succédait.

Tomas se disait: coucher avec une femme et dormir avec elle, voilà deux passions non seulement différentes mais presque contradictoires. L’amour ne se manifeste pas par le désir de faire l’amour (ce désir s’applique à une innombrable multitude de femmes) mais par le désir du sommeil partagé (ce désir-là ne concerne qu’une seule femme).

7.

Tereza raconta à Tomas son rêve. Ils étaient tous les deux quelque part avec Sabina. Dans une chambre immense. Il y avait un lit au milieu, on aurait dit la scène d’un théâtre. Tomas lui ordonna de rester dans un coin et il fit l’amour devant elle avec Sabina. Elle regardait, et ce spectacle lui causait une souffrance insupportable. Pour étouffer la douleur de l’âme sous la douleur physique, elle s’enfonçait des aiguilles sous les ongles. Le lendemain, en pensant à ce rêve, il se souvint de quelque chose. Il ouvrit son bureau et sortir un paquet de lettres de Sabina. Au bout d’un instant, il trouva le passage que voici: «Je voudrais faire l’amour avec toi dans mon atelier comme sur une scène de théâtre. Il y aurait des gens tout autour et ils n’auraient pas le droit de s’approcher. Mais ils ne pourraient pas nous quitter des yeux…». A partir de ce moment-là, tout parut conspirer contre lui. Il ne se passait pratiquement pas de jour sans qu’elle apprît quelque chose de nouveau sur ses aventures clandestines. D’abord, il niait tout. Quand les preuves étaient trop criantes, il tentait de démontrer qu’il n’y avait aucune contradiction entre sa vie polygame et son amour pour Tereza. Il n’était pas conséquent: tantôt il niait ses infidélités, tantôt il les justifiait.

Il savait qu’il se trouvait dans une situation injustifiable parce que fondée sur une totale inégalité. Il n’était rien de plus facile que d’imaginer Tereza et ce jeune collègue amants. Le corps de Tereza était parfaitement pensable dans l’étreinte amoureuse avec n’importe quel corps mâle, et cette idée le mit de mauvaise humeur. Tard dans la nuit, quand ils furent de retour, il lui avoua qu’il était jaloux. Cette absurde jalousie, née d’une possibilité toute théorique, était la preuve qu’il tenait sa fidélité pour une condition sine qua non. Mais alors, comment pouvait-il lui en vouloir d’être jalouse de ses maîtresses tout à fait réelles?

8.

La jalousie, domptée le jour, se manifestait encore plus violemment dans les rêves de Tereza qui s’achevaient toujours par un gémissement qu’il ne pouvait interrompre qu’en la réveillant. Ses rêves se répétaient comme des thèmes à variation ou comme les épisodes d’un feuilleton télévisé. Un rêve qui revenait souvent, par exemple, c'était le rêve des chats [en tchèque, chat est une expression d’argot qui désigne une jolie fille] qui lui sautaient au visage et lui plantaient leurs griffes dans la peau. Tereza se sentait menacée par les femmes, par toutes les femmes. Toutes les femmes étaient les maîtresses potentielles de Tomas, et elle en avait peur.

Dans un autre cycle de rêves, on l’envoyait à la mort. «C'était une grande piscine couverte. On était une vingtaine. Rien que des femmes. On était toutes complètement nues et on devait marcher au pas autour du bassin. Tu nous donnais des ordres. Tu criais. Il fallait qu’on chante en défilant et qu’on fléchisse les genoux. Quand une femme ratait sa flexion, tu lui tirais dessus avec un revolver et elle tombait morte dans le bassin. A ce moment-là, toutes les autres éclataient de rire et elles se mettaient à chanter encore plus fort. Et toi, tu ne nous quittais pas des yeux, et si l’une d’entre nous faisait un mouvement de travers tu l’abattais. Le bassin était plein de cadavres qui flottaient au ras de l’eau. Et moi, je savais que je n’avais plus la force de faire ma prochaine flexion et que tu allais me tuer!».

Le troisième cycle de rêves racontait ce qu’il lui arrivait, une fois morte. Elle gisait dans un corbillard grand comme un camion de déménagement. Autour d’elle, il n’y avait que des cadavres de femmes. Tereza hurlait: «Voyons! Je ne suis pas morte! J’ai encore toutes mes sensations!». Nous aussi, on a toutes nos sensations, ricanaient les cadavres. Elles avaient exactement le même rire que les femmes vivantes qui lui disaient autrefois avec plaisir qu’elles auraient les dents gâtées, les ovaires malades et des rides, et que c'était tout à fait normal puisqu’elles avaient, elles aussi, les dents gâtées, les ovaires malades et des rides. Avec le même rire, elles lui expliquaient maintenant qu’elle était morte et que tout était en ordre. «Mais puisque j’ai envie de faire pipi! C'est la preuve que je ne suis pas morte!». De nouveau, elles rirent aux éclats: «C'est normal, que tu aies envie de faire pipi! Toutes ces sensations te resteront encore longtemps. C'est comme les gens qu’on a amputés d’une main, ils la sentent encore longtemps après. Nous autres on n’a plus d’urine, et pourtant on a toujours envie de pisser».

9.

Dans les langues dérivées du latin le mot compassion (préfixe com et racine passion qui signifie souffrance) signifie que l’on ne peut regarder d’un cœur froid la souffrance d’autrui : on a de la sympathie pour celui qui souffre. Cf. pitié, pity qui suggère même une sorte d’indulgence envers l’être souffrant. Avoir de la pitié pour une femme, c'est être mieux loti qu’elle, c'est s’incliner/s’abaisser jusqu’à elle. C'est pourquoi le mot compassion inspire généralement la méfiance ; il désigne un sentiment considéré de second ordre qui n’a pas grand-chose à voir avec l’amour. Aimer quelqu'un par compassion, ce n’est pas l’aimer vraiment.

Dans les langues (tchèque, polonais, allemand, suédois) qui forment le mot compassion avec le substantif sentiment, le mot ne désigne pas un sentiment mauvais ou médiocre. La force secrète de son étymologie baigne le mot d’une autre lumière: avoir de la compassion (co-sentiment), c'est pouvoir vivre avec l’autre son malheur, mais aussi sentir avec l’autre n’importe quel autre sentiment (joie, angoisse, bonheur, douleur). Cette compassion-là désigne la plus haute capacité d’imagination affective, l’art de la télépathie des émotions. Dans la hiérarchie des sentiments, c'est le sentiment suprême.

Quand Tereza rêvait qu’elle s’enfonçait des aiguilles sous les ongles, Tomas sentait lui-même la douleur qu’elle éprouvait sous les ongles, comme si les nerfs des doigts de Tereza avaient été reliés directement à son propre cerveau. Celui qui ne possède pas le don diabolique de la compassion (co-sentiment) ne peut que condamner froidement le comportement de Tereza, car la vie privée de l’autre est sacrée et on n’ouvre pas les tiroirs où il range sa correspondance personnelle. Mais parce que la compassion était devenue le destin (ou la malédiction) de Tomas, il comprenait Tereza, et non seulement il était incapable de lui en vouloir mais il l’en aimait encore davantage.

10.

De plus en plus, elle avait des gestes brusques et incohérents. Voilà deux ans qu’elle avait découvert ses infidélités et tout allait de mal en pis. C'était sans issue. Comment? Ne pouvait-il en finir avec ses amitiés érotiques? Non. Ça l’aurait déchiré. Il n’avait pas la force de maîtriser son appétit d’autres femmes. Et puis, ça lui paraissait inutile. Nul ne savait mieux que lui que ses aventures ne faisaient courir aucun risque à Tereza. S’en priver était une éventualité absurde. Mais pouvait-on encore parler de plaisir? Depuis qu’il connaissait Tereza, il ne pouvait pas coucher avec d’autres sans le secours de l’alcool! Mais l’haleine marquée par l’alcool était justement l’indice auquel Tereza découvrait encore plus facilement ses infidélités. Le piège s’était refermé sur lui: aussitôt qu’il allait les rejoindre, il n’en avait lus envie, mais qu’il fût un jour sans elles, il composait un numéro de téléphone pour prendre rendez-vous.

Dans l’atelier de Sabina flottait comme un souvenir de sa vie passée, sa vie idyllique de célibataire. Une fois, Sabina s’aperçut qu’il regardait sa montre pendant l’acte d’amour et qu’il s’efforçait d’en précipiter la conclusion. Elle dit: «Quand je te regarde, j’ai l’impression que tu es en train de te confondre avec le thème éternel de mes toiles. La rencontre de deux mondes. Une double exposition. Derrière la silhouette de Tomas le libertin transparaît l’incroyable visage de l’amoureux romantique. Ou bien c'est le contraire: à travers la silhouette du Tristan qui ne pense qu’à sa Tereza, on aperçoit le bel univers trahi du libertin». Elle avait caché sa chaussette pour le punir d’avoir regardé sa montre pendant l’amour. Avec le froid qu’il faisait, il ne lui restait plus qu’à se soumettre. Il rentra chez lui et il avait une chaussette à une jambe, à l’autre un long bas blanc résille de femme roulé sur la cheville. Sa situation était sans issue: aux yeux de ses maîtresses il était marqué du sceau infamant de son amour pour Tereza, aux yeux de Tereza du sceau infamant de ses aventures avec ses maîtresses.

11.

Pour apaiser sa souffrance, il l’épousa et il lui procura un petit chiot. Tomas devait choisir parmi les chiots et savait que ceux qu'il ne choisirait pas allaient mourir. Il se faisait l’effet d’un président de la République quand il y a quatre condamnés à mort et qu’il ne peut en gracier qu’un. Mais même avec l’aide de Karénine, il n’arriva pas à la rendre heureuse. Il le comprit une dizaine de jours après l’occupation de son pays par les chars russes. On était en août 1968, le directeur d’une clinique de Zurich tremblait pour Tomas et lui offrait un poste.

12.

Tereza passa les sept premiers jours de l’occupation dans une sorte de transe qui ressemblait presque à du bonheur. Elle était dans la rue avec un appareil photographique et distribuait ses pellicules aux journalistes étrangers qui se battaient pour en avoir. Mais l’euphorie générale n’avait duré que les sept premiers jours de l’occupation. C'était la fête enivrante de la haine. Mais aucune fête ne peut durer éternellement. La Bohème devait s’incliner devant le conquérant. Elle allait à tout jamais bégayer, bafouiller, chercher son souffle comme Alexandre Dubcek. La fête était finie. On entrait dans le quotidien de l’humiliation. Tereza voulait quitter Prague car sa vie ici était malheureuse. Elle avait vécu ses plus beaux jours quand elle avait photographié les soldats russes dans les rues de Prague et qu’elle s’était exposée au danger. C'étaient les seuls jours où le feuilleton télévisé de ses rêves s’était interrompu et où ses nuits avaient été paisibles. Avec leurs blindés, les Russes lui avaient apporté la sérénité. A présent que la fête était finie, elle avait de nouveau peur de ses nuits et elle voulait fuir devant elles. Elle avait découvert qu’il existait des circonstances où elle pouvait se sentir forte et satisfaite, et elle désirait partir pour l’étranger dans l’espoir d’y retrouver des circonstances semblables. Celui qui veut quitter le lieu où il vit n’est pas heureux. Ce désir de Tereza d’émigrer, Tomas l’accepta comme un coupable accepte le verdict. Il s’y soumit.

13.

Il téléphona plusieurs fois à Sabina à Genève. Ce fut Sabina qui vint à Zurich. Elle descendit à l’hôtel. Elle lui ouvrit et se campa devant lui sur ses belles longues jambes, déshabillée, en slip et en soutien-gorge. Elle avait un chapeau melon juché sur sa tête. Elle regardait longuement Tomas, sans bouger, et ne disait rien. Tomas aussi restait immobile, silencieux. Puis il se rendit compte qu’il était très ému. Il lui enleva le chapeau melon de la tête et le posa sur la table de chevet. Ils firent l’amour sans dire un mot.

En rentrant de l’hôtel à son foyer zurichois, il se disait avec un sentiment de bonheur qu’il portait avec lui son mode de vie comme l’escargot sa maison. Tereza et Sabina représentaient les deux pôles de sa vie, des pôles éloignés, inconciliables, mais beaux tous les deux. Mais parce qu’il portait partout avec lui le système de sa vie, comme un appendice de son corps, Tereza faisait toujours les mêmes rêves. Ils étaient à Zurich depuis six ou sept mois quand il trouva une lettre sur la table; elle lui annonçait qu’elle était retournée à Prague. Et qu’il lui pardonne d’avoir emmené avec elle Karénine. Il n’arrivait pas à y croire, mais le départ de Tereza était définitif.

14.

L’idée qu’il ne pouvait absolument rien faire le plongeait dans un état de stupeur, mais en même temps le tranquillisait. Personne ne l’obligerait à prendre une décision. Il n’avait pas besoin de contempler le mur de l’immeuble d’en face et de se demander s’il voulait ou ne voulait pas vivre avec elle. Tereza avait elle-même décidé de tout. Il alla déjeuner au restaurant. Pendant le repas, son désespoir initial parut se lasser, comme s’il avait perdu de sa vigueur et qu’il n’en restât que la mélancolie. Il se disait que leur histoire ne pouvait pas mieux se terminer. L’eût-on inventée, on n’aurait pas pu la conclure autrement. Un jour, Tereza était venue chez lui sans prévenir. Un pour, elle était repartie de la même manière. Elle était arrivée avec une lourde valise. Avec une lourde valise elle était repartie. Il paya, sortit du restaurant et alla faire un tour dans les rues, plein d’une mélancolie de plus en plus délicieuse. Il avait derrière lui sept années de vie avec Tereza et voilà qu’il constatait que ces années étaient plus beles dans le souvenir qu’à l’instant où il les avait vécues. L’amour entre lui et Tereza était certainement beau, mais aussi fatigant: il fallait toujours cacher quelque chose, dissimuler, feindre, réparer, lui remonter le moral, la consoler, lui prouver continuellement qu’il l’aimait, subir les reproches de sa jalousie, de sa souffrance, de ses rêves, se sentir coupable, se justifier et s’excuser. Maintenant, la fatigue avait disparu et il ne restait que la beauté. Pour la première fois il se promenait seul dans Zurich et aspirait profondément le parfum de sa liberté. L’aventure guettait à chaque coin de rue. L’avenir redevenait un mystère. Il revenait à sa vie de célibataire, cette vie à laquelle il était certain autrefois d’être destiné car c'était la seule où il pouvait être tel qu’il était vraiment. Il avait vécu enchaîné à Tereza pendant sept ans et elle avait suivi du regard chacun de ses pas. C'était comme si elle lui avait attaché des boulets aux chevilles. A présent, son pas était soudain beaucoup plus léger. Il planait presque. Il se trouvait dans l’espace magique de Parménide: il savourait la douce légèreté de l’être.

15.

Ce bizarre enchantement mélancolique dura jusqu’au dimanche soir. Le lundi tout changea. Tereza fit irruption dans sa pensée; il la voyait, traînant d’une main la lourde valise, la laisse de Karénine dans l’autre; il l’imaginait tournant la clé dans la serrure de l’appartement pragois et il sentait dans son propre cœur la désolation de l’esseulement qui lui avait soufflé au visage quand elle avait ouvert la porte.

Pendant ces deux belles journées de mélancolie, sa compassion se reposait. Compassion = malédiction de la télépathie sentimentale. La compassion dormait comme le mineur dort le dimanche après une semaine de dur labeur afin de pouvoir retourner travailler au fond le lundi. Tomas examinait un malade et c'était Tereza qu’il voyait à sa place. Il se rappelait à l’ordre: n’y pense pas! N’y pense pas! Il se dit: je suis malade de compassion et c'est pour ça que c'est une bonne chose qu’elle soit partie et que je ne la revoie jamais. Ce n’est pas d’elle qu’il faut que je me libère, mais de ma compassion, de cette maladie que je ne connaissais pas autrefois et dont elle m’a inoculé le bacille!

Le samedi et le dimanche il avait senti la douce légèreté de l’être venir à lui du fond de l’avenir. Le lundi, il se sentit accablé d’une pesanteur comme il n’en avait encore jamais connu. Toutes les tonnes de fer des chars russes n’étaient rien auprès de ce poids. Il n’est rien de plus lourd que la compassion. Même notre propre douleur n’est pas aussi lourde que la douleur coressentie avec un autre, pour un autre, à la place d’un autre, multipliée par l’imagination, prolongée dans des centaines d’échos.

Il se morigénait, s’intimait l’ordre de ne pas céder à la compassion, et la compassion l’écoutait en baissant la tête comme un coupable. La compassion savait qu’elle abusait de ses droits mais s’obstinait discrètement, ce qui fait que cinq jours après le départ de Tereza, Tomas annonça au directeur de la clinique qu’il devait rentrer immédiatement. Le directeur était vraiment froissé. Tomas haussa les épaules et dit: «Es muss sein. Es muss sein». C'était une allusion. Le dernier mouvement du dernier quatuor de Beethoven est composé sur ces deux motifs. Pour que le sens de ces mots soit absolument clair, Beethoven a inscrit en tête du dernier mouvement les mots: «la décision gravement pesée».

16.

A la différence de Parménide, Beethoven semblait considérer la pesanteur comme quelque chose de positif. La décision gravement pesée est associée à la voix du Destin; la pesanteur, la nécessité et la valeur sont trois notions intrinsèquement liées: n’est grave que ce qui est nécessaire, n’a de valeur que ce qui pèse.

Cette conviction est née de la musique de Beethoven et bien qu’il soit possible que la responsabilité en incombe plutôt aux exégètes qu’au compositeur lui-même, nous la partageons: pour nous, ce qui fait la grandeur de l'homme, c'est qu’il porte son destin comme Atlas portait sur ses épaules la voûte du ciel. Le héros beethovénien est un haltérophile soulevant des poids métaphysiques.

Es muss sein! il le faut se répétait Tomas, mais bientôt il commença à douter: le fallait-il vraiment? Oui, il eût été insupportable de rester à Zurich et d’imaginer Tereza seule à Prague. Mais combien de temps eût-il été tourmenté par la compassion? Toute la vie? Toute une année? Un mois? Ou juste une semaine? Comment pouvait-il le savoir? Comment pouvait-il le vérifier? En travaux pratiques de physique, n’importe quel collégien peut faire des expériences pour vérifier l’exactitude d’une hypothèse scientifique. Mais l'homme, parce qu’il n’a qu’une seule vie, n’a aucune possibilité de vérifier l’hypothèse par l’expérience de sorte qu’il ne saura jamais s’il a eu tort ou raison d’obéir à son sentiment. Il en était là de ses réflexions quand il ouvrit la porte de l’appartement. L’envie de se jeter dans les bras de Tereza avait entièrement disparu. Ils se faisaient face au milieu d’une plaine enneigée et ils tremblaient tous deux de froid.

17.

Tomas ne parvenait pas à s’endormir, il se tournait d’un côté sur l’autre près de Tereza endormie, et il pensait à ce qu’elle lui avait dit quelques années plus tôt au milieu de propos insignifiants. Ils parlaient de son ami Z. et elle avait déclaré: Si je ne t’avais pas rencontré, j’en serais certainement tombée amoureuse. Ces mots avaient plongé Tomas dans une étrange mélancolie. Il avait en effet brusquement compris que c'était tout à fait par hasard que Tereza s’était éprise de lui et non de son ami Z. Qu’en dehors de son amour réalisé pour Tomas, il existait au royaume du possible un nombre infini d’amours irréalisées pour d’autres hommes.

Nous croyons tous qu’il est impensable que l’amour de notre vie puisse être quelque chose de léger, quelque chose qui ne pèse rien; nous nous figurons que notre amour est ce qu’il devait être; que sans lui notre vie ne serait pas notre vie. Nous nous persuadons que Beethoven en personne, morose et la crinière terrifiante, joue son Es muss sein! pour notre grand amour. Tomas se souvenait de la remarque de Tereza sur son amis Z., et constatait que l’histoire de sa vie ne reposait pas sur Es muss sein, mais plutôt sur Es könte auch ander sein, ça aurait très bien pu se passer autrement.

Sept ans plus tôt, un cas difficile de méningite s’était déclaré par hasard à l’hôpital de la ville où travaillait Tereza, et le chef du service où travaillait Tomas avait été appelé d’urgence en consultation. Mais, par hasard, le chef de service avait une sciatique, il ne pouvait pas bouger, et il avait envoyé Tomas à sa place dans cet hôpital de province. Il y avait cinq hôtels dans la ville, mais Tomas était descendu par hasard dans celui où travaillait Tereza. Par hasard, il avait un moment à perdre avant le départ du train et il était allé s'asseoir dans la brasserie. Tereza était de service par hasard et servait par hasard la table de Tomas. Il avait donc fallu une série de six hasards pour pousser Tomas jusqu'à Tereza, comme si, laissé à lui-même, rien ne l'y eût conduit.

Il était rentré en Bohème à cause d'elle. Une décision aussi fatale reposait sur un amour à ce point fortuit qu'il n'aurait même pas existé si le chef de service n'avait pas eu une sciatique sept ans plus tôt. Et cette femme, cette incarnation du hasard absolu, était maintenant couchée à côté de lui.

Tomas sentait qu'il commençait à avoir mal à l'estomac, comme ça lui arrivait dans les moments de détresse. Il n'éprouvait pas la moindre compassion. Il ne sentait qu'une chose, une pression au creux de l'estomac et le désespoir d'être rentré.


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