Milan KUNDERA, L'insoutenable légèreté de l'être, Première partie, Gallimard, Paris, 1984
1.
Mythe
loufoque de l’éternel retour:
penser qu’un jour tout se répétera comme nous l’avons déjà
vécu et que même cette répétition se répétera encore
indéfiniment! Selon ce mythe, la vie qui disparaît une fois pour
toutes, qui
ne revient pas,
est semblable à une ombre, est sans
poids,
est morte
d’avance,
et fût-elle atroce, belle, splendide, cette atrocité, cette beauté,
cette splendeur ne signifient rien. Si un événement se répète un
nombre incalculable de fois dans l’éternel retour, il devient un
bloc qui se dresse et perdure. Si la Révolution française devait
éternellement se répéter, l’historiographie serait moins fière
de Robespierre. Mais comme elle parle d’une chose qui ne reviendra
pas, les années sanglantes ne sont plus que des
mots/théories/discussions, elles ne font pas peur. Il
y a une infinie différence entre un Robespierre qui n’est apparu
qu’une seule fois dans l’histoire et un Robespierre qui
reviendrait éternellement couper la tête aux Français. L’idée
de l’éternel retour désigne une perspective où les choses ne
nous semblent pas telles que nous les connaissons: elles nous
apparaissent sans la
circonstance atténuante de leur fugacité.
Cette circonstance atténuante nous empêche en effet de prononcer un
quelconque verdict:
on
ne peut condamner ce qui est éphémère.
Les nuages orangés du couchant éclairent toute chose du charme de
la nostalgie, même la guillotine. Profonde
perversion morale inhérente à un monde fondé essentiellement sur
l’inexistence du retour: dans ce monde-là tout est d’avance
pardonné et tout y est donc cyniquement permis.
2.
Si
chaque seconde de notre vie doit se répéter un nombre infini de
fois, nous sommes cloués
à l’éternité
comme Jésus-Christ à la croix. Cette idée est atroce. Dans
le monde de l’éternel retour, chaque geste porte le poids d’une
insoutenable responsabilité.
Cf. Nietzsche: l’idée de l’éternel retour est le
plus lourd fardeau.
Si
l’éternel retour est le plus lourd fardeau, nos vies sur cette
toile de fond peuvent apparaître dans toute leur splendide légèreté.
Mais
la pesanteur est-elle vraiment atroce et belle la légèreté?
- Le plus lourd fardeau nous écrase, nous fait ployer sous lui, nous presse contre le sol.
- Mais le plus lourd fardeau est en même temps l’image du plus intense accomplissement vital (cf. désir de la femme de recevoir le fardeau du corps mâle). Plus lourd est le fardeau, plus notre vie est proche de la terre, et plus elle est réelle et vraie. L’absence totale de fardeau fait que l’être humain devient plus léger que l’air, qu’il s’envoile, qu’il s’éloigne de la terre et de l’être terrestre, qu’il n’est plus qu’à demi réel, et ses mouvements sont aussi libres qu’insignifiants.
Alors
que choisir? La pesanteur ou la légèreté? Cf.
division parménidienne en pôles positif et négatif: qu’est-ce
qui est positif, la pesanteur ou la légèreté?
Parménide répond que le léger est positif et que le lourd est
négatif: a-t-il raison? La
contradiction lourd-léger est la plus mystérieuse et la plus
ambiguë de toutes les contradictions.
3.
Je
pense à Tomas et je vois la clé de la vie de Tomas: il est debout à
la fenêtre et il réfléchit. Faut-il proposer à Tereza de venir
s’installer à Prague, ou bien faut-il renoncer? Veut-il qu’elle
le rejoigne, oui ou non? Il revient, encore et toujours, à l’image
de cette femme couchée sur le divan, et imagine qu’elle est
mourante; soudain il lui paraît évident qu’il ne survivrait pas à
sa mort, il s’allongerait à côté d’elle pour mourir avec elle.
Il est debout à la fenêtre et il invoque cet instant. Qu’était-ce,
sinon l’amour? Mais était-ce l’amour? Il s’était persuadé
qu’il voulait mourir à côté d’elle, et ce sentiment était
manifestement excessif: n’était-ce
pas plutôt la réaction hystérique d’un homme qui, comprenant en
son fort intérieur son inaptitude à l’amour, commençait à se
jouer à lui-même la comédie de l’amour?
Il regardait les murs sales de la cour et comprenait qu’il ne
savait pas si c'était de l’hystérie
ou de l’amour.
Dans cette situation où un homme vrai aurait pu immédiatement agir,
il se reprochait d’hésiter et de priver ainsi le plus bel instant
de sa vie (il est à genoux au chevet de la jeune femme, persuadé de
ne pouvoir survivre à sa mort) de toute signification. Il
s’accablait de reproches, mais il finit par se dire que c'était au
fond bien normal qu’il ne sût pas ce qu’il voulait: l'homme
ne peut jamais savoir ce qu’il faut vouloir car il n’a qu’une
vie et il ne peut ni la comparer à des vies antérieures ni la
rectifier dans des vies ultérieures.
Vaut-il mieux être avec Tereza ou rester seul? Il
n’existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne car
il n’existe aucune comparaison. Tout
est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation.
Comme si un acteur entrait en scène sans jamais avoir répété.
Mais
que peut valoir la vie, si la première répétition de la vie est
déjà la vie même?
C'est ce qui fait que la vie ressemble toujours à une esquisse.
Mais même «esquisse» n’est pas le mot juste, car une esquisse
est toujours l’ébauche
de quelque chose, la préparation
d’un tableau, tandis que l’esquisse
qu’est notre vie est une esquisse de rien,
une ébauche sans tableau.
Tomas se répète le proverbe allemand: une
fois ne compte pas, une fois c'est jamais.
Ne pouvoir vivre qu’une vie, c'est
comme ne pas vivre du tout.
4.
Tomas
avait compris qu’il n’était pas né pour vivre aux côtés d’une
femme, quelle qu’elle fût, et qu’il ne pouvait être vraiment
lui-même que célibataire. Il s’efforçait donc soigneusement
d’agencer le système de sa vie de telle sorte qu’une femme ne
pût jamais venir s’installer chez lui avec une valise. Aussi
n’avait-il qu’un divan. Bien que ce fût un assez large divan, il
affirmait à ses compagnes qu’il était incapable de s’endormir
près de quelqu'un d’autre sur une couche commune et il les
reconduisait toutes chez elles après minuit.
Pourtant,
cette fois-ci, il s’endormit auprès de Tereza. Elle respirait
profondément dans son sommeil, elle le tenait par la main, et
l’énormément lourde valise était posée à côté de lui. Encore
une fois, il se dit que Tereza
était une enfant qu’on avait mis dans une corbeille enduite de
poix et qu’on avait lâché au fil de l’eau.
Peut-on laisser dériver sur les eaux furieuses d’un fleuve la
corbeille qui abrite un enfant? Au début de tant de mythes anciens,
il y a quelqu'un qui sauve un enfant abandonné. Tomas
ne savait, alors, que les métaphores sont une chose dangereuse. On
ne badine pas avec les métaphores. L’amour peut naître d’une
seule métaphore.
5.
Dans
le jugement de divorce d’avec sa première femme, le juge confia
l’enfant à la mère et condamna Tomas à leur verser le tiers de
son salaire et garantit qu’il pourrait voir son fils deux fois par
mois. Tomas compris qu’il devait payer à la mère l’amour de son
fils, et payer d’avance. Un dimanche où la mère l’avait encore
une fois empêché à la dernière minute de sortir avec son fils, il
décida qu’il ne le verrait plus jamais de sa vie. D’ailleurs,
pourquoi se serait-il attaché à cet enfant plutôt qu’à un
autre? Il
n’était lié à lui par rien, sauf par une nuit imprudente. Il
verserait scrupuleusement l’argent, mais qu’on n’aille pas, au
nom d’on ne sait quels sentiments paternels,
lui demander de se battre pour ses droits de père!
En
peu de temps, il réussit donc à se débarrasser d’une épouse,
d’un fils, d’une mère et d’un père. Ne lui restait en
héritage que la peur des femmes. Il les désirait,
mais les craignait.
Entre la peur
et le désir,
il fallait trouver un compromis: c'est ce qu’il appelait l’amitié
érotique.
Il affirmait à ses maîtresses: seule
une relation exempte de sentimentalité, où aucun des partenaires ne
s’arroge de droits sur la vie et la liberté de l’autre, peut
apporter le bonheur à tous les deux.
Pour avoir la certitude que l’amitié érotique ne cède jamais à
l’agressivité de l’amour, il
ne voyait chacune de ses maîtresses permanentes qu’à de très
longs intervalles.
Il tenait cette méthode pour parfaite et en faisait l’éloge à
ses amis: «Il
faut observer la règle de trois. On peut avoir la même femme à des
intervalles très rapprochés, mais alors jamais plus de trois fois.
Ou bien on peut la fréquenter pendant de longues années, mais à
condition seulement de laisser passer au moins trois semaines entre
chaque rendez-vous».
Ce
système offrait à Tomas la possibilité de ne pas rompre avec ses
maîtresses permanentes
et d’avoir en même temps beaucoup de maîtresses éphémères.
De toutes ses amies, c'était Sabina qui le comprenait le mieux; elle
disait: «je t’aime bien, parce que tu
es tout le contraire du kitch.
Au royaume du kitch, tu serais un monstre, un cas répugnant».
6.
La
convention non écrite de l’amitié érotique impliquait que
l’amour fût exclu de la vie de Tomas. Eût-il enfreint cette
condition, ses autres maîtresses se seraient aussitôt retrouvées
dans une position inférieure et se seraient révoltées.
Il
procura donc à Tereza un studio en sous-location où elle dut
emporter sa lourde valise. Le
sommeil partagé était le corps du délit de l’amour.
Avec les autres femmes, il ne dormait jamais. Dans l’instant qui
suivait l’amour, il éprouvait un insurmontable désir de rester
seul. Il lui était désagréable de se réveiller en pleine nuit à
côté d’un être étranger; le lever matinal du couple lui
répugnait. C'est pourquoi il fut tellement surpris quand il se
réveilla et que Tereza lui tenait fermement par la main! Depuis,
tous deux se réjouissaient d’avance du sommeil partagé. Pour eux,
le
but de l’acte d’amour n’était pas la volupté mais le sommeil
qui lui succédait.
Tomas
se disait: coucher
avec une femme et dormir avec elle, voilà deux passions non
seulement différentes mais presque contradictoires.
L’amour
ne se manifeste pas par le désir de faire l’amour
(ce désir s’applique à une innombrable multitude
de femmes) mais
par le désir du sommeil partagé
(ce désir-là ne concerne qu’une
seule
femme).
7.
Tereza
raconta à Tomas son rêve. Ils étaient tous les deux quelque part
avec Sabina. Dans une chambre immense. Il y avait un lit au milieu,
on aurait dit la scène d’un théâtre. Tomas lui ordonna de rester
dans un coin et il fit l’amour devant elle avec Sabina. Elle
regardait, et ce spectacle lui causait une souffrance insupportable.
Pour étouffer la douleur de l’âme sous la douleur physique, elle
s’enfonçait des aiguilles sous les ongles. Le lendemain, en
pensant à ce rêve, il se souvint de quelque chose. Il ouvrit son
bureau et sortir un paquet de lettres de Sabina. Au bout d’un
instant, il trouva le passage que voici: «Je voudrais faire l’amour
avec toi dans mon atelier comme sur une scène de théâtre. Il y
aurait des gens tout autour et ils n’auraient pas le droit de
s’approcher. Mais ils ne pourraient pas nous quitter des yeux…».
A partir de ce moment-là, tout parut conspirer contre lui. Il ne se
passait pratiquement pas de jour sans qu’elle apprît quelque chose
de nouveau sur ses aventures clandestines. D’abord, il niait tout.
Quand les preuves étaient trop criantes, il tentait de démontrer
qu’il n’y avait aucune
contradiction
entre sa vie polygame et son amour pour Tereza. Il n’était pas
conséquent: tantôt il niait ses infidélités, tantôt il les
justifiait.
Il
savait qu’il se trouvait dans une situation injustifiable parce que
fondée sur une totale inégalité. Il n’était rien de plus facile
que d’imaginer Tereza et ce jeune collègue amants. Le corps de
Tereza était parfaitement pensable dans l’étreinte amoureuse avec
n’importe quel corps mâle, et cette idée le mit de mauvaise
humeur. Tard dans la nuit, quand ils furent de retour, il lui avoua
qu’il était jaloux. Cette absurde jalousie, née d’une
possibilité toute théorique,
était la preuve qu’il tenait sa fidélité pour une condition sine
qua non. Mais alors, comment pouvait-il lui en vouloir d’être
jalouse de ses maîtresses tout à fait réelles?
8.
La
jalousie, domptée le jour, se manifestait encore plus violemment
dans les rêves de Tereza qui s’achevaient toujours par un
gémissement qu’il ne pouvait interrompre qu’en la réveillant.
Ses rêves se répétaient comme des thèmes à variation ou comme
les épisodes d’un feuilleton télévisé. Un rêve qui revenait
souvent, par exemple, c'était le rêve des chats [en tchèque, chat
est une expression d’argot qui désigne une jolie fille] qui lui
sautaient au visage et lui plantaient leurs griffes dans la peau.
Tereza se sentait menacée par les femmes, par toutes les femmes.
Toutes les femmes étaient les maîtresses potentielles de Tomas, et
elle en avait peur.
Dans
un autre cycle de rêves, on l’envoyait à la mort. «C'était une
grande piscine couverte. On était une vingtaine. Rien que des
femmes. On était toutes complètement nues et on devait marcher au
pas autour du bassin. Tu nous donnais des ordres. Tu criais. Il
fallait qu’on chante en défilant et qu’on fléchisse les genoux.
Quand une femme ratait sa flexion, tu lui tirais dessus avec un
revolver et elle tombait morte dans le bassin. A ce moment-là,
toutes les autres éclataient de rire et elles se mettaient à
chanter encore plus fort. Et toi, tu ne nous quittais pas des yeux,
et si l’une d’entre nous faisait un mouvement de travers tu
l’abattais. Le bassin était plein de cadavres qui flottaient au
ras de l’eau. Et moi, je savais que je n’avais plus la force de
faire ma prochaine flexion et que tu allais me tuer!».
Le
troisième cycle de rêves racontait ce qu’il lui arrivait, une
fois morte. Elle gisait dans un corbillard grand comme un camion de
déménagement. Autour d’elle, il n’y avait que des cadavres de
femmes. Tereza hurlait: «Voyons! Je ne suis pas morte! J’ai encore
toutes mes sensations!». Nous aussi, on a toutes nos sensations,
ricanaient les cadavres. Elles avaient exactement le même rire que
les femmes vivantes qui lui disaient autrefois avec plaisir qu’elles
auraient les dents gâtées, les ovaires malades et des rides, et que
c'était tout à fait normal puisqu’elles avaient, elles aussi, les
dents gâtées, les ovaires malades et des rides. Avec le même rire,
elles lui expliquaient maintenant qu’elle était morte et que tout
était en ordre. «Mais puisque j’ai envie de faire pipi! C'est la
preuve que je ne suis pas morte!». De nouveau, elles rirent aux
éclats: «C'est normal, que tu aies envie de faire pipi! Toutes ces
sensations te resteront encore longtemps. C'est comme les gens qu’on
a amputés d’une main, ils la sentent encore longtemps après. Nous
autres on n’a plus d’urine, et pourtant on a toujours envie de
pisser».
9.
Dans
les langues dérivées du latin le
mot compassion (préfixe
com
et racine passion
qui signifie souffrance) signifie que l’on ne peut regarder d’un
cœur froid la souffrance d’autrui : on
a de la sympathie pour celui qui souffre.
Cf. pitié, pity
qui suggère même une sorte d’indulgence
envers l’être souffrant. Avoir de la pitié pour une femme, c'est
être mieux loti qu’elle, c'est s’incliner/s’abaisser
jusqu’à
elle.
C'est pourquoi le mot compassion inspire généralement la méfiance ;
il désigne un sentiment considéré de
second ordre qui
n’a pas grand-chose à voir avec l’amour. Aimer quelqu'un par
compassion, ce n’est pas l’aimer vraiment.
Dans
les langues (tchèque, polonais, allemand, suédois) qui forment le
mot compassion avec le substantif sentiment,
le mot ne désigne pas un sentiment mauvais ou médiocre. La force
secrète de son étymologie baigne le mot d’une autre lumière:
avoir de la compassion (co-sentiment), c'est pouvoir vivre avec
l’autre son malheur, mais aussi sentir
avec l’autre n’importe quel autre sentiment
(joie, angoisse, bonheur, douleur). Cette
compassion-là désigne la plus haute capacité d’imagination
affective, l’art
de la télépathie des émotions.
Dans la hiérarchie des sentiments, c'est le sentiment suprême.
Quand
Tereza rêvait qu’elle s’enfonçait des aiguilles sous les
ongles, Tomas sentait lui-même la douleur qu’elle éprouvait sous
les ongles, comme si les nerfs des doigts de Tereza avaient été
reliés directement à son propre cerveau. Celui qui ne possède pas
le don diabolique de la compassion (co-sentiment)
ne peut que condamner froidement le comportement de Tereza, car la
vie privée de l’autre est sacrée et on n’ouvre pas les tiroirs
où il range sa correspondance personnelle. Mais
parce que la compassion était devenue le destin (ou la malédiction)
de Tomas,
il comprenait Tereza, et non seulement il était incapable de lui en
vouloir mais il l’en aimait encore davantage.
10.
De
plus en plus, elle avait des gestes brusques et incohérents. Voilà
deux ans qu’elle avait découvert ses infidélités et tout allait
de mal en pis. C'était sans issue. Comment? Ne pouvait-il en finir
avec ses amitiés érotiques? Non. Ça l’aurait déchiré. Il
n’avait pas la force de maîtriser son appétit d’autres femmes.
Et puis, ça lui paraissait inutile. Nul ne savait mieux que lui que
ses aventures ne faisaient courir aucun risque à Tereza. S’en
priver était une éventualité absurde. Mais pouvait-on encore
parler de plaisir? Depuis qu’il connaissait Tereza, il ne pouvait
pas coucher avec d’autres sans le secours de l’alcool! Mais
l’haleine marquée par l’alcool était justement l’indice
auquel Tereza découvrait encore plus facilement ses infidélités.
Le piège s’était refermé sur lui: aussitôt qu’il allait les
rejoindre, il n’en avait lus envie, mais qu’il fût un jour sans
elles, il composait un numéro de téléphone pour prendre
rendez-vous.
Dans
l’atelier de Sabina flottait comme un souvenir de sa vie passée,
sa vie idyllique de célibataire. Une fois, Sabina s’aperçut qu’il
regardait sa montre pendant l’acte d’amour et qu’il s’efforçait
d’en précipiter la conclusion. Elle dit: «Quand je te regarde,
j’ai l’impression que tu es en train de te confondre avec le
thème éternel de mes toiles. La
rencontre de deux mondes.
Une double exposition. Derrière
la silhouette de Tomas le libertin transparaît l’incroyable visage
de l’amoureux romantique.
Ou bien c'est le contraire: à
travers la silhouette du Tristan qui ne pense qu’à sa Tereza, on
aperçoit le bel univers trahi du libertin».
Elle avait caché sa chaussette pour le punir d’avoir regardé sa
montre pendant l’amour. Avec le froid qu’il faisait, il ne lui
restait plus qu’à se soumettre. Il rentra chez lui et il avait une
chaussette à une jambe, à l’autre un long bas blanc résille de
femme roulé sur la cheville. Sa situation était sans issue: aux
yeux de ses maîtresses il était marqué du sceau infamant de son
amour pour Tereza, aux yeux de Tereza du sceau infamant de ses
aventures avec ses maîtresses.
11.
Pour
apaiser sa souffrance, il l’épousa et il lui procura un petit
chiot. Tomas devait choisir parmi les chiots et savait que ceux qu'il
ne choisirait pas allaient mourir. Il se faisait l’effet d’un
président de la République quand il y a quatre condamnés à mort
et qu’il ne peut en gracier qu’un. Mais même avec l’aide de
Karénine, il n’arriva pas à la rendre heureuse. Il le comprit une
dizaine de jours après l’occupation de son pays par les chars
russes. On était en août 1968, le directeur d’une clinique de
Zurich tremblait pour Tomas et lui offrait un poste.
12.
Tereza
passa les sept premiers jours de l’occupation dans une sorte de
transe qui ressemblait presque à du bonheur. Elle était dans la rue
avec un appareil photographique et distribuait ses pellicules aux
journalistes étrangers qui se battaient pour en avoir. Mais
l’euphorie générale n’avait duré que les sept premiers jours
de l’occupation. C'était la fête enivrante de la haine. Mais
aucune fête ne peut durer éternellement. La Bohème devait
s’incliner devant le conquérant. Elle allait à tout jamais
bégayer, bafouiller, chercher son souffle comme Alexandre Dubcek. La
fête était finie. On entrait dans le quotidien de l’humiliation.
Tereza voulait quitter Prague car sa vie ici était malheureuse. Elle
avait vécu ses plus beaux jours quand elle avait photographié les
soldats russes dans les rues de Prague et qu’elle s’était
exposée au danger. C'étaient les seuls jours où le feuilleton
télévisé de ses rêves s’était interrompu et où ses nuits
avaient été paisibles. Avec leurs blindés, les Russes lui avaient
apporté la sérénité. A présent que la fête était finie, elle
avait de nouveau peur de ses nuits et elle voulait fuir devant elles.
Elle
avait découvert qu’il existait des circonstances où elle pouvait
se sentir forte et satisfaite,
et elle désirait partir pour l’étranger dans l’espoir d’y
retrouver des circonstances semblables. Celui
qui veut quitter le lieu où il vit n’est pas heureux.
Ce désir de Tereza d’émigrer, Tomas l’accepta comme un coupable
accepte le verdict.
Il s’y soumit.
13.
Il
téléphona plusieurs fois à Sabina à Genève. Ce fut Sabina qui
vint à Zurich. Elle descendit à l’hôtel. Elle lui ouvrit et se
campa devant lui sur ses belles longues jambes, déshabillée, en
slip et en soutien-gorge. Elle avait un chapeau melon juché sur sa
tête. Elle regardait longuement Tomas, sans bouger, et ne disait
rien. Tomas aussi restait immobile, silencieux. Puis il se rendit
compte qu’il était très ému. Il lui enleva le chapeau melon de
la tête et le posa sur la table de chevet. Ils firent l’amour sans
dire un mot.
En
rentrant de l’hôtel à son foyer zurichois, il se disait avec un
sentiment de bonheur qu’il portait avec lui son mode de vie comme
l’escargot sa maison. Tereza
et Sabina représentaient les deux pôles de sa vie, des pôles
éloignés, inconciliables, mais beaux tous les deux.
Mais
parce qu’il portait partout avec lui le système de sa vie, comme
un appendice de son corps, Tereza faisait toujours les mêmes rêves.
Ils étaient à Zurich depuis six ou sept mois quand il trouva une
lettre sur la table; elle lui annonçait qu’elle était retournée
à Prague. Et qu’il lui pardonne d’avoir emmené avec elle
Karénine. Il n’arrivait pas à y croire, mais le départ de Tereza
était définitif.
14.
L’idée
qu’il ne pouvait absolument rien
faire
le plongeait dans un état de stupeur, mais en même temps le
tranquillisait. Personne ne l’obligerait à prendre
une décision.
Il n’avait pas besoin de contempler le mur de l’immeuble d’en
face et de se demander s’il voulait ou ne voulait pas vivre avec
elle. Tereza avait elle-même décidé
de tout. Il alla déjeuner au restaurant. Pendant le repas, son
désespoir initial parut se lasser, comme s’il avait perdu de sa
vigueur et qu’il n’en restât que la mélancolie. Il se disait
que leur histoire ne pouvait pas mieux se terminer. L’eût-on
inventée, on n’aurait pas pu la conclure autrement. Un
jour, Tereza était venue chez lui sans prévenir. Un pour, elle
était repartie de la même manière. Elle était arrivée avec une
lourde valise. Avec une lourde valise elle était repartie. Il
paya, sortit du restaurant et alla faire un tour dans les rues, plein
d’une mélancolie de plus en plus délicieuse.
Il avait derrière lui sept années de vie avec Tereza et voilà
qu’il constatait que ces
années étaient plus beles dans le souvenir qu’à l’instant où
il les avait vécues.
L’amour
entre lui et Tereza était certainement beau, mais aussi fatigant:
il fallait toujours cacher quelque chose, dissimuler, feindre,
réparer, lui remonter le moral, la consoler, lui prouver
continuellement qu’il l’aimait, subir les reproches de sa
jalousie, de sa souffrance, de ses rêves, se sentir coupable, se
justifier et s’excuser. Maintenant,
la
fatigue avait disparu et il ne restait que la beauté.
Pour la première fois il se promenait seul dans Zurich et aspirait
profondément le
parfum de sa liberté.
L’aventure
guettait à chaque coin de rue. L’avenir
redevenait un mystère.
Il revenait à sa vie de célibataire,
cette vie à laquelle il était certain autrefois d’être destiné
car c'était la seule où il
pouvait être tel qu’il était vraiment.
Il avait vécu enchaîné à Tereza pendant sept ans et elle avait
suivi du regard chacun de ses pas. C'était comme si elle lui avait
attaché des boulets aux chevilles. A présent, son pas était
soudain beaucoup plus léger.
Il planait presque. Il
se trouvait dans l’espace magique de Parménide: il savourait la
douce légèreté de l’être.
15.
Ce
bizarre enchantement mélancolique dura jusqu’au dimanche soir. Le
lundi tout changea. Tereza fit irruption dans sa pensée; il la
voyait, traînant d’une main la lourde valise, la laisse de
Karénine dans l’autre; il l’imaginait tournant la clé dans la
serrure de l’appartement pragois et il sentait dans son propre cœur
la
désolation de l’esseulement
qui lui avait soufflé au visage quand elle avait ouvert la porte.
Pendant
ces deux belles journées de mélancolie,
sa
compassion
se reposait. Compassion
= malédiction de la télépathie sentimentale.
La
compassion dormait comme le mineur dort le dimanche
après une semaine de dur labeur afin de pouvoir retourner travailler
au fond le lundi. Tomas examinait un malade et c'était Tereza qu’il
voyait à sa place. Il se rappelait à l’ordre: n’y pense pas!
N’y pense pas! Il se dit: je
suis malade de compassion
et c'est pour ça que c'est une bonne chose qu’elle soit partie et
que je ne la revoie jamais. Ce
n’est pas d’elle qu’il faut que je me libère, mais de ma
compassion, de cette maladie
que je ne connaissais pas autrefois et dont elle m’a inoculé le
bacille!
Le
samedi et le dimanche il avait senti la
douce légèreté de l’être venir
à lui du fond de l’avenir.
Le lundi, il se sentit accablé
d’une pesanteur
comme il n’en avait encore jamais connu.
Toutes les tonnes de fer des chars russes n’étaient rien auprès
de ce poids. Il
n’est rien de plus lourd que la compassion. Même notre propre
douleur n’est
pas aussi lourde
que la douleur coressentie avec
un autre, pour un autre, à la place d’un autre,
multipliée par l’imagination, prolongée dans des centaines
d’échos.
Il
se morigénait, s’intimait l’ordre de ne pas céder à la
compassion, et la compassion l’écoutait en baissant la tête comme
un coupable. La compassion savait qu’elle abusait de ses droits
mais s’obstinait discrètement, ce qui fait que cinq jours après
le départ de Tereza, Tomas annonça au directeur de la clinique
qu’il devait rentrer immédiatement. Le directeur était vraiment
froissé. Tomas haussa les épaules et dit: «Es
muss sein. Es muss sein».
C'était une allusion. Le dernier mouvement du dernier quatuor de
Beethoven est composé sur ces deux motifs. Pour que le sens de ces
mots soit absolument clair, Beethoven a inscrit en tête du dernier
mouvement les mots: «la
décision gravement pesée».
16.
A
la différence de Parménide, Beethoven semblait considérer la
pesanteur comme quelque chose de positif.
La
décision gravement pesée est associée à la voix du Destin; la
pesanteur, la nécessité et la valeur sont trois notions
intrinsèquement liées: n’est
grave que ce qui est nécessaire, n’a de valeur que ce qui pèse.
Cette
conviction est née de la musique de Beethoven et bien qu’il soit
possible que la responsabilité en incombe plutôt aux exégètes
qu’au compositeur lui-même, nous la partageons: pour nous, ce
qui fait la grandeur de l'homme, c'est
qu’il porte
son destin comme Atlas portait sur ses épaules la voûte du ciel.
Le
héros beethovénien est un haltérophile soulevant des poids
métaphysiques.
Es
muss sein! il le faut se
répétait Tomas, mais bientôt il commença à douter: le
fallait-il vraiment?
Oui, il eût été insupportable de rester à Zurich et d’imaginer
Tereza seule à Prague. Mais combien de temps eût-il été tourmenté
par la compassion? Toute la vie? Toute une année? Un mois? Ou juste
une semaine? Comment
pouvait-il le savoir? Comment pouvait-il le vérifier?
En
travaux pratiques de physique, n’importe quel collégien peut faire
des expériences pour vérifier l’exactitude d’une hypothèse
scientifique. Mais
l'homme, parce qu’il n’a qu’une seule vie, n’a aucune
possibilité de vérifier l’hypothèse par l’expérience de
sorte qu’il ne saura jamais s’il a eu tort ou raison d’obéir à
son sentiment.
Il en était là de ses réflexions quand il ouvrit la porte de
l’appartement. L’envie de se jeter dans les bras de Tereza avait
entièrement disparu. Ils se faisaient face au milieu d’une plaine
enneigée et ils tremblaient tous deux de froid.
17.
Tomas
ne parvenait pas à s’endormir, il se tournait d’un côté sur
l’autre près de Tereza endormie, et il pensait à ce qu’elle lui
avait dit quelques années plus tôt au milieu de propos
insignifiants. Ils parlaient de son ami Z. et elle avait déclaré:
Si
je ne t’avais pas rencontré, j’en serais certainement tombée
amoureuse.
Ces mots avaient plongé Tomas dans une étrange mélancolie. Il
avait en effet brusquement compris que c'était tout
à fait par hasard
que Tereza s’était éprise de lui et non de son ami Z. Qu’en
dehors de son amour réalisé pour Tomas, il existait au royaume du
possible un nombre infini d’amours irréalisées pour d’autres
hommes.
Nous
croyons tous qu’il est impensable que l’amour de notre vie puisse
être quelque chose de léger,
quelque chose qui
ne pèse rien;
nous nous figurons que notre amour est ce
qu’il devait
être; que sans lui notre
vie ne serait pas notre vie.
Nous nous persuadons que Beethoven en personne, morose et la crinière
terrifiante, joue son Es
muss sein!
pour notre grand amour.
Tomas se souvenait de la remarque de Tereza sur son amis Z., et
constatait que l’histoire
de sa vie ne reposait pas sur Es
muss sein,
mais plutôt sur Es
könte auch ander sein,
ça
aurait très bien pu se passer autrement.
Sept
ans plus tôt, un cas difficile de méningite s’était déclaré
par
hasard
à l’hôpital de la ville où travaillait Tereza, et le chef du
service où travaillait Tomas avait été appelé d’urgence en
consultation. Mais, par
hasard,
le chef de service avait une sciatique, il ne pouvait pas bouger, et
il avait envoyé Tomas à sa place dans cet hôpital de province. Il
y avait cinq hôtels dans la ville, mais Tomas était descendu par
hasard
dans celui où travaillait Tereza. Par
hasard,
il avait un moment à perdre avant le départ du train et il était
allé s'asseoir dans la brasserie. Tereza était de service par
hasard
et servait par
hasard
la table de Tomas. Il
avait donc fallu une série de six hasards pour pousser Tomas jusqu'à
Tereza,
comme si, laissé à lui-même, rien
ne l'y eût conduit.
Il
était rentré en Bohème à cause d'elle. Une
décision aussi fatale reposait sur un amour à ce point fortuit
qu'il n'aurait même pas existé si le chef de service n'avait pas eu
une sciatique sept ans plus tôt. Et cette
femme, cette incarnation du hasard absolu,
était maintenant couchée à côté de lui.
Tomas
sentait qu'il commençait à avoir mal à l'estomac, comme ça lui
arrivait dans les moments de détresse. Il n'éprouvait pas la moindre
compassion.
Il ne sentait qu'une chose, une pression au creux de l'estomac et le
désespoir d'être rentré.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire