dimanche 27 octobre 2013

DELEUZE, Présentation de Sacher-Masoch

 Gilles DELEUZE, Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel, Les éditions de Minuit, Paris, 1967

Dans cet essai publié en 1974 et qui constitue une préface au roman de Masoch, La Vénus à la fourrure, Deleuze entend critiquer l'idée d'une pseudo-unité sado-masochiste qui repose sur une incompréhension de l'originalité propre au masochisme et au sadisme, lesquels, loin de se retourner l'un dans l'autre de manière transformiste ou génétiste, sont proprement incommunicants. A cette fin, Deleuze dégage les mécanismes différentiels et les originalités artistiques respectives du masochisme et du sadisme. L'enjeu est de reconnaître avec justice le génie de Masoch (celui de Sade étant moins méconnu) : l’œuvre de Masoch constitue un monde autonome dont le rapport avec le monde sadien ne saurait être compris en termes de complémentarité. Dans la mesure où c'est le jugement clinique qui est au fondement du préjugé selon lequel il existerait une unité sado-masochiste, Deleuze se propose de partir d'un point situé hors de la clinique, c'est-à-dire à partir du point littéraire d'où les perversions furent originellement nommées.

Sade, Masoch et leur langage

Dans cette première partie, Deleuze s'intéresse à la spécificité des langages érotiques sadien et masochiste.

Il faut reconnaître que si les tableaux masochiste et sadien ne constituent pas des maladies, il n'en demeure pas moins qu'on peut les considérer comme des entités cliniques originales, c'est-à-dire comme des ensembles spécifiques de symptômes et de signes qui peuvent donner lieu à un acte linguistique et sémiologique : c'est pourquoi les deux grands anthropologues que sont Sade et Masoch ont servi à désigner les deux perversions de base.

Deleuze dégage la différence de la littérature de Sade et de Masoch avec la pornologie: comme dans la littérature pornographique, il y a consécution de mots d'ordre et de descriptions obscènes chez Sade (où le pouvoir des mots culmine quand il commande la répétition des corps) et chez Masoch (où les choses sont dites, promises, décrites avant d'être accomplis). Mais à la différence de la pornologie, les langages érotiques de Sade et de Masoch ne se réduisent pas à ces deux fonctions élémentaires que sont la fonction impérative et la fonction descriptive du langage mais se dépassent vers une plus haute fonction : il s'agit, dans une forme d'ascension vers l'intelligible, de passer du personnel à l'impersonnel, de la particularité à l'Idée universelle.
  • Chez Sade, la fonction impérative et descriptive du langage se dépasse vers une pure fonction démonstrative. Il y a subordination de l'élément personnel (les mots d'ordre et les descriptions) à l'élément impersonnel (la fonction supérieure et mathématisante du langage qu'est l'élément démonstratif). Ainsi les descriptions sont-elles des problèmes (des figures sensibles) qui renvoient à des théorèmes.
  • Chez Masoch, la fonction impérative et descriptive du langage se dépasse vers une pure fonction persuasive et dialectique.
Comment comprendre la distinction entre la fonction démonstrative sadienne et la fonction persuasive masochiste ?
  • Chez Sade, la démonstration se comprend comme violence. Le sadique est un instituteur qui ne montre pas mais démontre : il ne fait pas œuvre pédagogique mais frappe de désaveu la relation locuteur-destinataire car il raisonne dans le cercle absolu de sa solitude et de sa toute-puissance. De la même manière que le plaisir n'a pas à être partagé par l'objet par lequel on le prend, le raisonnement n'a pas à être partagé par l'auditeur auquel on s'adresse. Le bourreau sadique jouit d'autant plus de sa victime qu'elle est moins consentante et moins persuadée. Le sadique a besoin d'institutions et pense en termes de possession instituée.
  • Chez Masoch, la persuasion se comprend comme éducation. Le masochiste est un éducateur : il mène une entreprise pédagogique dans la mesure où il a besoin de persuader son bourreau afin de contracter une alliance avec lui. Le masochiste a besoin de relations contractuelles et pense en termes d'alliance contractée.
Rôle des descriptions

Deleuze s'interroge sur le statut de la description chez Sade et chez Masoch : pourquoi les descriptions sadiennes sont-elles obscènes tandis que les descriptions chez Masoch restent décentes ? C'est qu'elles ne jouent pas le même rôle chez l'un et l'autre :
  • chez Sade, la présence des descriptions obscènes s'explique par la nécessité de faire s'accomplir à son plus haut degré la fonction démonstrative qui permet d'atteindre la négation pure. 1) C'est sous une forme démonstrative que peut être pensé l'idéal de la raison pure qu'est la négation. Le négatif est un processus partiel de négation qui correspond au monde donné de l'expérience, c'est-à-dire à la nature seconde (dans laquelle le négatif n'est atteint que comme l'envers d'une positivité : les destructions sont autant de métamorphoses, les désordres sont autant d'autres ordres) tandis que la négation est un délire de la raison démonstrative non donnable dans l'expérience, c'est-à-dire à une Idée totalisante qui correspond à la nature première (libérée du besoin de créer). 2) Cette fonction démonstrative opère par l'obscénité de la description accélérante et condensante. Comme le crime universel et impersonnel n'est pas donnable dans l'expérience, le héros sadique est réduit à illustrer sa démonstration totale par des processus inductifs empruntés à la nature seconde : il ne peut qu'accélérer les mouvements de la violence partielle (par la multiplication réitératrice des victimes et des douleurs) et condenser ces mouvements (par la froideur apathique de la pensée démonstrative).
  • Chez Masoch, l'absence des descriptions obscènes s'explique par la nécessité de faire s’accomplir à son plus haut degré la fonction mythique qui permet d'atteindre l'idéal supersensualiste. 1) C'est sous une forme mythique que peut être pensé l'Idéal de l'imagination pure qu'est l'idéal suprasensualiste. Le fétichisme comme processus de dénégation, c'est-à-dire de suspension et neutralisation du monde, appartient essentiellement au masochisme. 2) Cette fonction mythique opère par la décence des descriptions. Tout culmine chez Masoch dans le suspens comme ressort romanesque essentiel. C'est là l'un des apports créateurs de Masoch au roman (cf. rites du supplice qui impliquent des suspensions physiques – le héros est accroché, crucifié, pendu – et les poses figées de la femme-bourreau qui est comme une statue, un portrait).
Jusqu'où va la complémentarité de Sade et de Masoch ?

Dans cette partie, Deleuze entend contre Freud dissocier sadisme et masochisme qui constituent des tableaux cliniques exclusifs l'un de l'autre et critique donc la pseudo-unité sado-masochiste. Le sado-masochisme n'est qu'un syndrome qui réunit des troubles en réalité irréductibles et qui fait communiquer des mondes absolument étrangers.

Il y a certes une production paradoxale humoristique d'un certain sadisme à l'issue du masochisme, et une production paradoxale ironique d'un certain masochisme à l'issue du sadisme. Mais il faut distinguer entre le masochisme du sadique et le sadisme du masochiste :
  • le masochisme du sadique se fait à condition de ne pas expier. Le sadique éprouve du plaisir aux douleurs qu'il subit, mais pas de la même manière que le masochiste.
  • le sadisme du masochiste se fait à force d'expier. Le masochiste éprouve du plaisir aux douleurs qu'il inflige, mais pas de la même manière que le sadique.
Deleuze déconstruit l'évidence première selon laquelle le sadique et le masochiste définiraient une telle complémentarité que la rencontre devrait se produire : cette évidence revient à concevoir de manière abstraite le sadique indépendamment de son monde et le masochiste indépendamment du sien. La victime du libertin sadique ne peut pas être masochiste parce qu'elle est partie intégrante de la situation sadique (en ce sens qu'elle est le double du bourreau sadique). La femme-bourreau dans le masochisme ne peut pas être sadique parce qu'elle est partie intégrante de la situation masochiste (en ce sens qu'elle est le double du masochiste). C'est pourquoi jamais un vrai sadique ne supportera une victime masochiste et jamais un masochiste ne supportera un bourreau sadique : chaque personne d'une perversion n'a besoin que de l'élément de la même perversion, et non pas d'une personne de l'autre perversion.

  1. Masoch et les trois femmes

Premier type = la femme-hermaphrodite ou hétaïre.
Troisième type = la femme-sadique.

Mais ces 2 thèmes n’expriment pas l’idéal masochiste, ce sont seulement les limites extérieures entre lesquelles l’idéal masochiste se meut :
  • La femme-hermaphrodite exprime la limite où le masochisme n’a pas encore commencé son jeu
  • La femme-sadique exprime la limite où le masochisme perd sa raison d’être

La femme-bourreau n’est jamais sûre de pouvoir s’en tenir au rôle que le masochiste lui insuffle : elle pressent qu’elle risque à chaque instant de retomber dans l’hétaïrisme primitif ou de verser dans le sadisme final.

Quel est entre ces deux limites l’élément masochiste essentiel ? Quel est le second type de femme, entre l’hétaïre et la sadique ? 3 déterminations : sentimentalité suprasensuelle, froideur et ordre rigoureux.

Le héros sadique lui aussi se réclame d’une froideur essentielle (l’apathie). Mais il y a une différence absolue entre l’apathie sadique et la froideur masochiste :
  • l’apathie sadique est une négation du sentiment. Tous les sentiments sont dénoncés comme entraînant un dangereux éparpillement, comme empêchant l’énergie de se condenser. Condamnation de tout enthousiasme (surtout celui du mal) car il nous enchaîne à la nature seconde et est encore en nous un reste de bonté. La sensualité doit être impersonnelle et démonstrative.
  • La froideur de l’idéal masochiste a un tout autre sens : elle n’est pas négation du sentiment mais dénégation de la sensualité. C'est la sentimentalité qui assume le rôle de l’élément impersonnel, tandis que la sensualité nous maintient prisonnier des particularités, des imperfections de la nature seconde. Il faut faire triompher la sentimentalité par le froid (qui permet de se distancier de la sensualité sadique).

  1. Père et mère

Sadisme = le thème paternel et patriarcal est dominant. La mère est identifiée à la nature seconde (soumise aux lois de la création, de la conservation et de la reproduction), tandis que le père témoigne de la nature première (règne du désordre et de l’anarchie). C'est pourquoi le fantasme sadique repose sur le thème d’un père destructeur de sa propre famille, poussant la fille à supplicier et assassiner la mère. La famille et la loi étant marquées du caractère maternel de la nature seconde, le père ne peut être père qu’en se mettant au-dessus des lois, en dissolvant la famille et en prostituant les siens. Le père représente la nature première comme puissance originelle anarchique qui ne peut être rendue à elle-même que par la destruction des lois et des créatures secondes qui leur sont soumises. Le but final du héros sadique est la fin effective de toute procréation, celle-ci faisant concurrence à la nature première. Sadisme = négation active de la mère et inflation du père mis au-dessus des lois.

Masochisme = le père est déjà supprimé, supprimé de tout temps. Dénégation annulante du père, expulsion du père de l’univers masochiste. Le masochiste doit user d’un procédé complexe pour protéger son monde fantasmatique et symbolique et pour conjurer le retour (même hallucinatoire) du père : ce procédé est le contrat fait avec la femme qui, à un moment précis et pour un temps déterminé, confère à celle-ci tous les droits. Par le contrat, le masochiste conjure le danger du père et assure l’adéquation de l’ordre réel/vécu avec l’ordre symbolique (dans lequel le père est annulé de tout temps). Par le contrat, le masochiste se fait battre ; mais ce qu’il fait battre en lui, humilier et ridiculiser, c'est l’image de père, la ressemblance du père, la possibilité du retour offensif du père. Le masochiste se rend libre pour une nouvelle naissance où le père n’a aucun rôle.

La question « le masochisme est-il féminin/passif et le sadisme viril/actif ? » préjuge de l’unité sado-masochiste : or le sadisme et le masochisme ne sont pas composés de pulsions partielles mais sont des figures complètes.
  • Le sadisme présente une négation active de la mère et une inflation du père qui est mis au-dessus des lois
  • Le masochisme présente 1) une dénégation positive de la mère (identifiée à la loi) et une dénégation annulante du père (expulsé de l’ordre symbolique)

  1. Les éléments romanesques de Masoch

Culturalisme de Masoch et naturalisme de S ade - ou plutôt, naturalisme différent chez Masoch et chez Sade :
  • Naturalisme de Masoch = c'est un élément esthétique (l’œuvre d’art, le suspens) et un élément juridique (le contrat) qui font passer de la nature grossière la grande Nature, sentimentale et réfléchie.
  • Naturalisme de Sade = le passage de la nature seconde à la Nature première n’implique aucune esthétique et aucun contrat (au contraire, effort pour instaurer un mécanisme de mouvement perpétuel et des institutions de mouvement perpétuel).

1er élément romanesque: l’art et le suspens chez Masoch, le mouvement chez Sade

  • Sade = héros qui ne sont pas amateurs d’art et encore moins collectionneurs. Cf. Juliette : « il n’est pas aisé à l’art, qui n’a point de mouvement, de réaliser une action dont le mouvement fait toute l’âme ». L’art est incapable de traduire le mouvement. Indifférence de Sade aux ressources de l’œuvre d’art. Sade recourt donc à un processus quantitatif d’accumulation/accélération (réitération des scènes, multiplication dans chaque scène). Le nombre, la quantité, la précipitation quantitative sont la folie propre du sadisme.

  • Masoch = scènes masochistes qui ont besoin de se figer comme des sculptures/tableaux, de se dédoubler dans un miroir. Apprentissage qui se fait avec des femmes de pierre. Arts plastiques qui éternisent leur sujet, qui suspendent les gestes. Le peintre renonce au mouvement pour exprimer une attente plus profonde (cette fourrure qui ne s’ouvre pas, ce talon qui n’en finit pas de s’abattre). Goût des scènes figées, photographiées. Tableau vivant. L’expérience de l’attente et du suspens appartient essentiellement au masochisme. Le masochiste est morose (ce qui qualifie le retard, le délai). Le complexe plaisir-douleur, l’humiliation, le châtiment et la culpabilité sont insuffisants à définir le masochisme. La forme du masochisme est l’attente : le masochiste est celui qui vit l’attente à l’état pur. Le masochiste attend le plaisir comme quelque chose qui est essentiellement en retard, et s’attend à la douleur comme à une condition qui rend possible enfin la venue du plaisir. Le masochiste recule le plaisir tout le temps nécessaire pour qu’une douleur elle-même attendue le rende possible. Attendre infiniment le plaisir en s’attendant intensément à la douleur. Le masochiste est le morose, celui qui vit l’attente à l’état pur.


2ème élément romanesque : le modèle du contrat et de la soumission chez Masoch, l’institution chez Sade

Opposition contrat/institution

Contrat
Institution
Suppose la volonté des contractants
Statut involontaire
N’est pas opposable aux tiers
Constitutif d’un pouvoir et d’une puissance dont l’effet est opposable aux tiers
Vaut pour une durée limitée
Statut de longue durée

Opposition entre contrat et institution du point de vue de leur rapport à la loi :

Contrat
Institution
Le contrat se pense comme générateur de la loi
L’institution se présente comme étant d’un ordre très différent de la loi : elle rend les lois inutiles2.
En engendrant la loi, le contrat s’y subordonne et reconnaît la supériorité de la loi.
En faisant dégénérer la loi, l’institution se pense comme supérieure à elle.
Le contrat définit entre les contractants des droits et des devoirs.
L’institution substitue au système des droits et des devoirs un modèle dynamique de pouvoir et de puissance.

Sade fait montre d’une pensée ironique de l’institution dans son opposition avec le contrat et la loi, tandis que Masoch fait montre d’une pensée humoristique du contrat/loi.

  • Sadisme et institution. Sade montre une hostilité sans borne pour tout appel au contrat, pour toute idée ou théorie du contrat. Haine de Sade envers la loi et le contrat. Toute la dérision sadique s’exerce contre le principe du contrat. La pensée sadienne de l’institution est de bout en bout ironique, car montée en provocation (sexuelle/sexualisée) contre toute tentative contractuelle et légaliste de penser la politique. Les sociétés secrètes de libertins sont des sociétés d’institution. La pensée de Sade s’exprime en termes d’institutions. Affinité de la pensée de Sade avec le thème de l’institution. Les héros de Sade mettent les institutions au service de leur anomalie et ont besoin des institutions comme de limites pour donner pleine valeur à leurs transgressions. Sade oppose institution et loi, fondation institutionnelle de la république et fondation contractuelle de la république. Les lois lient les actions, les immobilisent et les moralisent. De pures institutions sans loi seraient donc par nature des modèles d’actions libres, anarchiques, en mouvement perpétuel, en état d’immoralité constante. C'est l’insurrection qui doit être l’état permanent d’une république : les républicains, c'est-à-dire ceux qui doivent maintenir le perpétuel ébranlement du gouvernement, doivent être immoraux (c'est-à-dire en état de mouvement perpétuel, contrairement à l’état moral qui est un état de paix et de tranquillité). Le contrat et les lois sont des mystifications qui servent le despotisme, et l’institution révolutionnaire républicaine est la seule forme politique qui diffère en nature de la loi et du contrat : c'est pourquoi il faut imaginer quelles seraient les institutions parfaites, celles qui comporteraient un minimum de lois, voire pas de lois du tout. L’athéisme, l’inceste, le meurtre 1) non seulement sont institutionnalisables mais 2) sont même l’objet nécessaire des institutions idéales de mouvement perpétuel. Sade insiste sur la possibilité d’instituer la prostitution universelle et réfute l’objection contractuelle qui invoque la non-opposabilité aux tiers.

  • Le contrat dans la relation masochiste. Il n’y a pas de masochisme sans contrat. Le contrat est la forme idéale et la condition nécessaire de la relation amoureuse. Un contrat est passé avec la femme-bourreau : le masochiste n’est qu’en apparence tenu par des fers et des liens, en réalité il n’est tenu que par sa parole. Le contrat masochiste n’exprime pas seulement la nécessité du consentement de la victime mais aussi le don de persuasion, l’effort pédagogique et juridique par lequel la victime dresse son bourreau. La fonction contractuelle est d’établir la loi ; et mieux la loi est établie, plus elle restreint les droits d’une des parties contractantes. La pensée de Masoch s’exprime en termes de contrat.

  1. La loi, l’humour et l’ironie

Pensée classique de la loi (cf. Platon) :
  • du point de vue de son principe, la loi n’est pas première mais dépend d’un plus haut principe (le Bien) : elle n’est qu’un pouvoir second et délégué, elle n’est que le représentant du Bien dans un monde qu’il a déserté (si les hommes savaient ce qu’est le Bien et savaient s’y conformer, ils n’auraient pas besoin de loi).
  • du point de vue de ses conséquences, obéir aux lois est le mieux (le mieux est l’image du Bien) ; le juste qui se soumet aux lois de son pays fait pour le mieux (même s’il garde sa liberté de penser le Bien).

L’ironie et l’humour constituent essentiellement la pensée classique de la loi :

Ironie classique
Humour classique
Démarche ironique qui consiste à remonter des lois jusqu’à un Bien absolu qui est le principe nécessaire pour les fonder.
Démarche humoristique qui consiste à descendre des lois jusqu’à un Mieux relatif pour nous persuader d’y obéir.

Jeu d’une pensée qui se permet de fonder la loi sur un Bien infiniment supérieur
Jeu d’une pensée qui se permet de sanctionner la loi par un Mieux infiniment plus juste.

Renversement et destruction de l’image classique de la loi : cf. Kant, Critique de la raison pratique. Les deux propositions qui formaient l’image classique de la loi s’effondrent en même temps :
  • Effondrement du principe la loi ne se fonde plus sur un Bien préalable et supérieur. Révolution qui consiste (comme dans la Critique de la raison pure : faire tourner les objets de la connaissance autour d’un sujet) à faire tourner le Bien autour de la Loi. La loi ne dépend plus du Bien, mais au contraire c'est le Bien qui dépend de la loi. La loi n’a donc plus à se fonder sur un principe supérieur d’où elle tirerait son droit. La loi doit valoir par elle-même, c'est-à-dire valoir par sa propre forme, se fonder sur elle-même ; elle n’a pas d’autre ressource que sa propre forme. C'est pourquoi on doit parler de la loi et non plus des lois : ne plus indiquer l’objet de la loi, ne plus spécifier la loi. La loi morale est la représentation d’une pure forme, indépendante d’un contenu et d’un objet, d’un domaine et de circonstances. L’objet de la loi se dérobe essentiellement, caractère insaisissable de l’objet de la loi. cf. Freud : la loi est la même chose que le désir refoulé, c'est pourquoi elle ne pourrait sans contradiction déterminer son objet sans lever le refoulement sur lequel elle repose ; l’objet de la loi et l’objet du désir ne font qu’un (et tous deux se dérobent donc). En vertu de l’identité de la loi avec le désir refoulé, la loi ne peut que dérober nécessairement son contenu pour valoir comme pure forme. Indétermination du contenu de la loi.
  • Effondrement des conséquences : il devient impossible de dire que le juste obéit à la loi pour le mieux. La loi ne doit pas se faire sanctionner par le Mieux comme bonne volonté du juste. Celui qui obéit à la loi ne se sent pas juste pour autant. Celui qui obéit à la loi se sent coupable, il est d’avance coupable, et d’autant plus coupable qu’il obéit plus strictement. La loi définie par sa pure forme, sans matière et sans objet/spécification est telle qu’on ne sait pas ce qu’elle est et qu’on ne peut pas le savoir. La Loi agit sans être connue : elle définit un domaine d’errance où l’on est déjà coupable, c'est-à-dire où l’on a déjà transgressé les limites avant de savoir ce qu’elle est (cf. Œdipe) En tant que la loi se manifeste en tant que loi pure, elle nous constitue comme coupables. La culpabilité et le châtiment ne nous font même pas connaître ce qu’est la loi : ils sont d’autant plus précis qu’ils laissent la loi dans son indétermination. Cf. Kafka. Cf. le paradoxe de la conscience morale chez Freud, Malaise dans la civilisation : loin qu’on se sente d’autant plus juste qu’on se soumet à la loi, celle-ci se comporte avec d’autant plus de sévérité et manifeste une méfiance d’autant plus grande que le sujet est plus vertueux. En effet la conscience morale naît du renoncement aux pulsions : plus le renoncement est fort et rigoureux, plus la conscience morale est forte et s’exerce avec rigueur. Toute l’agressivité que nous nous abstenons de satisfaire accentue l’agressivité du surmoi contre le moi. Culpabilité de celui qui se soumet à la loi.

L’ironie et l’humour modernes sont dirigés vers un renversement de la loi. Sade et Masoch sont les représentants de 2 entreprises d’une contestation et d’un renversement radical de la loi. Le masochiste ne renverse pas moins la loi que le sadique.

Ironie moderne
Humour moderne
Sade attaque la loi par le côté de l’ironie = mouvement qui consiste à remonter de la loi vers un plus haut principe : mais que se passe-t-il quand le principe supérieur ne peut plus être un Bien capable de fonder la loi et de justifier le pouvoir qu’elle lui délègue ? L’ironiste sadique est le logicien des principes.
Masoch attaque la loi par l’autre côté, l’humour = mouvement qui consiste à descendre de la loi vers les conséquences. La loi n’est plus renversée ironiquement (par remontée vers un principe) mais tournée humoristiquement, par approfondissement des conséquences. Que se passe-t-il quand il devient impossible de dire que le juste obéit à la loi pour le mieux ? L’humour masochiste est le logicien des conséquences.
Le héros sadique part de l’idée selon laquelle la loi ne peut pas être fondée par le Bien mais doit reposer sur sa forme.
Le héros masochiste part de l’idée selon laquelle la loi nourrit la culpabilité de celui qui y obéit.
Le héros sadique en conclut que le principe de la loi est l’élément informel d’une nature première destructrice des lois. La loi sous toutes ses formes (naturelle, morale, politique) est la règle d’une nature seconde, toujours liée à des exigences de conservation, et qui usurpe la véritable souveraineté. Peu importe que la loi soit conçue comme exprimant la force imposante du plus fort ou l’union protectrice des plus faibles : cette alternative n’a pas de pertinence, puisque les maîtres/forts et les esclaves/faibles appartiennent tous deux à la nature seconde. C'est l’union des faibles qui favorise le tyran, et c'est le tyran qui a besoin de l’union des faibles pour être. La loi est un pouvoir non délégué mais usurpé, c'est une mystification. Le régime de la loi est celui des tyrannisés et des tyrans. On n’est tyrannisé que par la loi (« les passions de mon voisin sont infiniment moins à craindre que l’injustice de la loi, car les passions de ce voisin sont contenues par les miennes, au lieu que rien n’arrête, rien ne contraint les injustices de la loi ») et on n’est tyran que par la loi (« ce n’est jamais dans l’anarchie que les tyrans naissent, vous ne les voyez s’élever qu’à l’ombre des lois ou s’autoriser d’elles » ; c'est la loi qui rend le tyran possible ; le tyran n’a pas d’autre langage que celui des lois, et les héros de Sade sont investis d’une antityrannie, parlent comme aucun tyran ne pourra et n’a jamais parlé : institution d’un contre-langage). La loi est donc dépassée vers un plus haut principe : non celui du Bien, mais l’Idée d’un Mal qui la renverse. Le dépassement de la loi implique la découverte d’une nature première qui s’oppose en tous points aux exigences de la nature seconde. L’Idée du mal absolu tel qu’incarnée dans cette nature première ne se confond ni avec la tyrannie (qui suppose encore les lois) ni avec l’arbitraire : le modèle du mal absolu se trouve dans les institutions anarchiques de mouvement perpétuel et de révolution permanente. La loi ne peut être dépassée que vers l’anarchie comme institution ; il n’y a dépassement de la loi que dans un principe qui la renverse.
Le héros masochiste en conclut que le châtiment est la condition qui rend possible le plaisir défendu. Dérision de la soumission masochiste, provocation de cette docilité apparente. Scrupuleuse application de la loi, la prendre au mot, à la lettre, afin d’en montrer l’absurdité. Les rites masochistes permettent de montrer que la plus stricte application de la loi a l’effet opposé à celui qu’on aurait normalement attendu. Exemple : le coup de fouet, loin de punir ou de prévenir une érection, la provoque et l’assure. Démonstration d’absurdité de la loi. Le masochiste, dans la punition subie, trouve paradoxalement une raison qui l’autorise et même le commande d’éprouver le plaisir que la loi était censée lui interdire. La même loi qui m’interdit de réaliser un désir sous peine d’une punition conséquente, est une loi qui met la punition d’abord et m’ordonne en conséquence de satisfaire le désir. Le masochisme n’est pas un plaisir dans la punition : la punition n’est qu’un plaisir préliminaire ; le véritable plaisir se trouve dans ce que l’application de la punition rend possible, à savoir la satisfaction du désir. Le masochiste doit subir la punition avant d’éprouver le plaisir. Ne pas confondre cette succession temporelle avec une causalité logique : la souffrance n’est pas la cause du plaisir mais la condition préalable indispensable à la venue du plaisir. L’absurdité de la punition est démontrée en montrant que cette punition pour un plaisir défendu conditionne ce même plaisir. Le masochiste exhibe à la fois le châtiment et la faillite du châtiment : il montre à la fois sa soumission et sa révolte (puisqu’il obtient son plaisir malgré la souffrance). Le masochiste a une capacité infinie pour supporter une punition tout en sachant qu’il n’est pas vaincu.
Dans le cas du sadisme, c'est le père qui est mis au-dessus de la loi : c'est le père qui est le principe supérieur et qui prend la mère comme victime par excellence.
Dans le cas du masochisme, toute la loi est reportée sur la mère : la mère expulse le père de la sphère symbolique.

  1. Du contrat au rite

Insuffisance de l’explication du masochisme par le recours à l’angoisse (la punition aurait pour fonction de résoudre l’angoisse et donc de rendre le plaisir possible). Il faut expliquer à quelles conditions la punition prend une telle fonction résolvante, et surtout comment l’angoisse et la culpabilité servent le masochisme. Comment la culpabilité se retourne-t-elle en triomphe ? C'est le report de la loi sur la mère qui explique le soulagement inhérent au masochisme.

Le masochiste fait sortir la loi du contrat. Certes le contrat implique les conditions d’un accord des volontés, d’une limitation dans la durée, etc. : mais la loi qui en sort oublie son origine et annule ces conditions restrictives. Les conditions qui se trouvent à l’origine du contrat se trouvent nécessairement démenties dans que la loi s’installe. Une fois la loi installée, elle s’oppose aux tiers, vaut pour une durée indéterminée, etc. La loi déborde le contrat.

La relation contractuelle est le type d’une relation de culture artificielle et virile qui s’oppose aux rapports naturels qui unissent à la mère et à la femme. Or ici, le contrat masochiste se fait avec la femme. Masoch démystifie le contrat en lui prêtant une intention délibérée d’esclavage (dénonciation du contrat par excès de zèle et par précipitation des clauses) et en le faisant jouer au bénéfice de la mère, ce bénéfice étant accordé par la victime, c'est-à-dire la partie virile.

Qu’est-ce qu’attend la victime d’un tel contrat poussé au paroxysme et passé avec la mère ? Le contrat masochiste exclut le père et déplace sur la mère le soin de faire valoir et d’appliquer la loi paternelle. Par ce transfert, la même menace qui du point de vue du père interdit l’inceste, le rend possible au contraire lorsqu’elle est confiée à la mère et reportée sur son image. Par le transfert de la loi paternelle sur la mère, c'est toute la loi qui change : la loi ordonne maintenant ce qu’elle était censée défendre, et la punition rend permis ce qu’elle était censée sanctionner.

Le contrat masochiste, par la loi qu’il instaure, nous précipite dans des rites. La loi sort du contrat mais nous jette dans les rites. Coexistence et interférence de 3 types de rites qui constituent le grand mythe masochiste :
  • Les rites de chasse : le froid réclame la conquête d’une fourrure. La femme idéale chasse l’ours ou le loup.
  • Les rites agricoles : l’agriculture réclame une sentimentalité enfouie et un ordre sévère des travaux. La femme idéale organise ou préside une communauté agricole.
  • Les rites de régénération : cette sévérité/rigueur poursuit une régénération. La femme idéale fait subir à l'homme une nouvelle naissance. Ce sont ces rites de renaissance qui constituent la finalité des deux autres types de rites.

Les 2 grands personnages masculins dans l’œuvre de Masoch sont Caïn et le Christ :
  • Caïn, le préféré de la mère, est allé jusqu’au crime pour rompre l’alliance du père avec l’autre fils. Il a tué la ressemblance du père et fait d’Eve la déesse-mère. Caïn n’est pas seulement cher à Masoch par les tourments qu’il subit mais déjà par le crime qu’il commet : son crime appartient entièrement au monde masochiste, par le projet qui le soutient, à savoir la fidélité au monde maternel, l’élection de la mère et l’exclusion du père.
  • Le Christ abolit la ressemblance d’avec le père (« Pourquoi m’as-tu abandonné ? ») et c'est la Mère qui met le Fils en croix (c'est la version masochiste de « Dieu est mort »). En le mettant en croix, la mère poursuit l’entreprise de la déesse-mère : elle assure au fils une résurrection, une seconde naissance. Et c'est moins le Fils qui meurt que Dieu le Père, la ressemblance du père dans le fils. La Mère de Dieu doit mettre son fils en croix précisément pour qu’il devienne son fils et jouisse d’une naissance qui ne doive qu’à elle seule.

Pourquoi cette expiation, pourquoi l’énormité du châtiment et l’intensité du supplice comme condition de la seconde naissance ? Le thème constant dans l’œuvre de Masoch, c'est le devenir un homme. Qu’est-ce que devenir un homme ? Ce n’est pas du tout faire comme le père, ni prendre la place du père : c'est au contraire supprimer la place et la ressemblance du père pour pouvoir faire naître l'homme nouveau. Les supplices portent contre l’image du père dans le fils. Le fantasme masochiste, c'est un père qui est battu. Ce qui est battu, abjuré et sacrifié, expié rituellement, c'est la ressemblance du père. Devenir un homme signifie donc renaître de la femme seule, être l’objet d’une seconde naissance. Histoire du masochisme = la mère orale triomphe en abolissant la ressemblance du père afin de faire naître l'homme nouveau. C'est là un masochisme formel (qui certes s’appuie sur un masochisme physique et un masochisme moral mais ne s’y réduit pas).

Une définition morale du masochisme par le sentiment de culpabilité n’est donc pas satisfaisante : certes le masochiste vit au plus profond de la culpabilité et de l’expiation, mais sa faute n’est nullement vécue à l’égard du père puisque c'est au contraire la ressemblance du père qui est vécue comme faute et objet d’expiation. La culpabilité est donc partie intégrante du triomphe masochiste : la culpabilité rend le masochiste libre et ne fait qu’un avec l’humour. Ne pas réduire le châtiment à la résolution d’angoisse de culpabilité et à sa fonction de permettre le plaisir défendu : la culpabilité même dans son intensité n’est pas moins humoristique que le châtiment dans sa vivacité. C'est le père qui est coupable dans le fils, et non le fils qui est coupable à l’égard du père.

  1. La psychanalyse

L’hypothèse freudienne selon laquelle le masochisme dérive du sadisme par retournement (dérivation du masochisme à partir du sadisme) est insuffisante. Doute porté sur l’unité et la communication sado-masochiste : le même sujet peut-il participer à une sexualité sadique et à une sexualité masochiste ? On peut donner 3 raisons pour montrer que le masochisme ne se laisse pas simplement définir comme un sadisme retourné contre le moi :
  • Le masochisme est un sadisme resexualisé. La formation du surmoi ou de la conscience morale suppose une désexualisation de l’agressivité libidineuse, un abandon des buts proprement sexuels : le retournement du sadisme en masochisme s’accompagne nécessairement d’une désexualisation. Or le masochisme se caractérise non par le sentiment de culpabilité mais par le désir d’être puni : la punition vient résoudre la culpabilité et l’angoisse correspondante, et vient ouvrir la possibilité d’un plaisir sexuel.
  • Le masochisme est un sadisme resexualisé sur de nouvelles bases, c'est-à-dire érogénéisé. Certes la punition vient résoudre le sentiment de culpabilité, mais elle ne constitue qu’un plaisir préliminaire, un plaisir d’espèce morale qui prépare seulement au plaisir sexuel et le rend possible. Il faut donc une érogénéité masochiste, c'est-à-dire un lien vécu par le masochiste entre sa douleur et son plaisir sexuel.
  • Le masochisme est un sadisme projeté. Le masochisme implique un stade passif (on me punit, on me bat) : il y a donc une projection masochiste par laquelle une personne extérieure doit assumer le rôle de sujet.

Il convient de ne pas réduire le masochisme à un masochisme sensuel (douleur/plaisir) ni à un masochisme moral (culpabilité/punition) : le masochisme est avant tout un masochisme formel, c'est-à-dire qui n’atteint à une combinaison de douleur et de plaisir qu’à travers un formalisme particulier, et ne vit la culpabilité qu’à travers une histoire spécifique.

  1. Qu’est-ce que l’instinct de mort ?

Freud, Au-delà du principe de plaisir : réflexion proprement philosophique. En effet, le principe de plaisir régit sans exception la vie psychique dans le Ça. Mais on ignore ce qui rend compte de la soumission nécessaire de la vie psychique à ce principe de plaisir : il faut recourir à un principe de second degré, un principe non plus empirique mais transcendantal. Le plaisir régit la vie psychique : mais quelle est l’instance qui soumet la vie psychique à la domination empirique du principe de plaisir ? Pourquoi le plaisir est-il systématiquement recherché et la douleur systématiquement évitée ? Le plaisir ne rend pas compte de sa valeur de principe pour la vie psychique. Il y a un résidu irréductible, quelque chose d’extérieur et d’hétérogène au principe de plaisir (qui est empirique), d’où la nécessité de chercher un principe transcendantal. Qu’est-ce qui donne au plaisir le rang de plaisir et lui soumet la vie psychique ? Il convient de fonder le principe de plaisir. D’où la nécessité d’une réflexion philosophique, spéculative.

Réponse de Freud : c'est l’activité de liaison, constitutive d’Eros, qui est au fondement du principe de plaisir. Eros est ce qui rend possible l’instauration du principe empirique de plaisir. Mais toujours et nécessairement Eros entraîne Thanatos avec lui : ni Eros ni Thanatos ne peuvent être donnés ou vécus, car seules sont données dans l'exp des combinaisons des deux. Eros lie l'énergie de Thanatos et soumet ces combinaisons au principe de plaisir dans le Ça. Si Eros se fait entendre et agit, Thanatos lui est essentiellement silencieux : Thanatos est une instance transcendance et silencieuse (jamais il ne parle). Les pulsions érotiues ou destructrices désignent les composantes des combinaisons, cad les représentants directs d'Eros et les représentants indirects de Thanatos, qui sont mélangés dans le Ça.

La constitution du moi narciqiue et la formation du surmoi impliquent un phénomène de désexualisation : une certaine quantité de libido (d'Eros) est neutralisée, devient neutre, indifférente et donc déplaçable.
  • constitution du moi narcissique : la désexualisation est un processus d'idéalisation (force d'imagination dans le moi)
  • formation du surmoi : la désexualisation est un processus d'identification (puissance de la pensée dans le surmoi).

Qu'est-ce que la perversion ? Perversion = la désexualisation agit (comme dans la névrose et la sublimation) mais elle s'accompagne d'une resexualisation qui ne vient nullement la démentir mais opère sur de nouvelles bases. Tout se passe comme si le désexualisé était resexualisé comme tel et d'une nouvelle manière. C'est en ce sens que la froideur et la glace sont l'élément essentiel de la structure perverse. La puissance de resexualisation perverse est d'autant plus forte et étendue que la froideur de la désexualisation a été plus intense. Le principe de plaisir n'est pas détrôné : de la même manière que le sadique trouve son plaisir dans la douleur d'autrui, le masochiste trouve son plaisir dans sa propre douleur, celle-ci jouant le rôle de condition sans laquelle il n'obtiendrait pas le plaisir.

Nietzsche posait le problème du sens de la souffrance, et lui donnait la réponse suivante : si la souffrance a un sens, il faut bien qu'elle fasse plaisir à quelqu'un. Dans cette voie, il n'y a que 3 hypothèses possibles :
  • hypothèse normale/morale/sublime : nos douleurs font plaisir aux dieux qui nous contemplent et nous surveillent
  • hypothèse perverse sadique : la douleur fait plaisir à celui qui l'inflige
  • hypothèse perverse masochiste : la douleur fait plaisir à celui qui la subit

Puisque le principe de plaisir garde son pouvoir dans la structure perverse comme ailleurs, qu'est-ce qui a changé dans la formule des combinaisons qui lui sont soumises ? Rôle de la fonction de réitération : 1) dans le sadisme : accumulation et précipitation quantitatives, 2) dans le masochisme : suspens et figeage. Le lien apparent du sadisme et du masochisme avec la douleur est subordonné à cette fonction de réitération :
  • Sadisme = le mal ne fait qu'un avec le mouvement perpétuel des molécules furieuses. Cf. Clairwil qui ne rêve de crimes que pour autant qu'ils auraient un effet perpétuel et libéreraient la répétition de toute hypothèque. cf. dans le système de Saint-Fond, le fait que la souffrance infligée ne vaut que dans la mesure où elle est appelée à se reproduire à l'infini.
  • Masochisme : la douleur est absolument subordonnée à l'attente, et à sa fonction de reprise et de réitération.

On voit donc que la douleur n'est valorisée qu'en rapport avec des formes de répétition (bis repetita, tam-tam sadique et masochiste) qui en conditionnent l'usage. Puissance terrible de la répétition. Mais plaisir et répétition ont échangé leur rôle : au lieu que la répétition soit commandée par l'idée d'un plaisir à retrouver ou à obtenir, la répétition se déchaîne et devient indépendante de tout plaisir préalable. Le plaisir cesse d'être le motif de la volonté, il est abjuré/dénié/renoncé pour mieux être retrouvé comme récompense/résultat. Dans le masochisme et le sadisme, la douleur n'a pas du tout un sens sexuel : elle représente la désexualisation qui rend la répétition autonome. On désexualise Éros pour mieux resexualiser Thanatos.

  1. Surmoi sadique et moi masochiste

Essentiel de l'argumentation favorable à l'unité du sadisme et du masochisme, à l'existence d'une entité sado-masochiste :
  • le sadique est singulièrement dénué de surmoi
  • le masochiste souffre d'un surmoi dévorant qui retourne le sadisme. Agressivité-retournement contre le moi sous l'instance du surmoi. On passerait au masochisme par un transfert de l'agressivité au surmoi.

Faiblesse de cette argumentation, en réalité voici ce qui se passe :

Sadisme
Masochisme
Le sadique a un surmoi fort et écrasant, et n'a que cela. Le sadique a un surmoi si fort, si dévorant qu'il s'est identifié avec lui : il est son propre surmoi et ne trouve plus de moi qu'à l'extérieur.
Le masochiste a un moi triomphant et n'a que cela. Le moi masochiste n'est écrasé qu'en apparence : dérision, humour, révolte invincible, triomphe qui se cachent sous un moi qui se déclare si faible. La faiblesse du moi est le piège tendu par le masochiste qui doit amener la femme au point idéal de la fonction qui lui est assignée. Si le masochiste manque de quelque chose, c'est de surmoi, et non du tout de moi.
Le sadisme est une histoire qui raconte comment le moi est battu et expulsé, et comment le surmoi déchaîné prend un rôle exclusif (inspiré par l'inflation du père). Histoire qui raconte comment la mère et le moi deviennent des victimes de choix.
Le masochisme est une histoire qui raconte comment le surmoi fut détruit, par qui, et ce qui sortit de cette destruction. Il arrive que les auditeurs comprennent mal l’histoire et croient que le surmoi triomphe alors qu'il agonise. C'est le danger de toute histoire et des blancs qu'elle comporte.
Art de l'expulsion/négation du moi, avec toutes ses conséquences sadiques. Ce qui moralise ordinairement le surmoi, c'est l'intériorité et la complémentarité d'un moi sur lequel il exerce sa rigueur : mais lorsque le surmoi se déchaîne, lorsqu'il expulse le moi (et son image maternelle), alors sa foncière immoralité se manifeste dans le sadisme. La désexualisation cesse d'être morale/moralisante dès qu'elle ne s'exerce plus contre un moi intérieur, mais se tourne vers des victimes extérieures qui ont la qualité du moi rejeté. Le sadisme n'a pas d'autres victimes que la mère et le moi. Il n'a d'autre moi qu'à l'extérieur : sens de l'apathie sadique. Le sadique n'a pas d'autre moi que celui de ses victimes. Le sadique est un monstre réduit à un surmoi, surmoi qui réalise sa cruauté totale et retrouve en un saut sa pleine sexualité dès qu'il dérive sa puissance au dehors. Le fait que le sadique n'ait d'autre moi que celui de ses victimes explique le paradoxe apparent du sadisme (le pseudo-masochisme du sadique). Le libertin aime à subir les douleurs qu'il inflige à l'autre. Tournée vers le dehors, la folie de destruction s'accompagne d'une identification aux victimes extérieures.
Art du détournement/dénégation du surmoi, avec toutes ses conséquences masochistes. Dans la projection masochiste sur la femme battante ; le surmoi ne prend une forme extérieure que pour devenir encore plus dérisoire et servir aux fins d'un moi triomphant. Le moi triomphe, et le surmoi ne peut apparaître qu'au-dehors, sous la figure de la femme-bourreau. Le surmoi ne disparaît pas : il garde son pouvoir de juger et de sanctionner, mais plus il garde ce pouvoir, et plus ce pouvoir se révèle dérisoire. Si la femme qui bat incarne encore le surmoi, c'est dans des conditions de dérision radicale : en réalité le surmoi est mort. La femme battante ne représente le surmoi, superficiellement et à l'extérieur que pour en faire l'objet des coups, le battu par excellence. Le moi triomphe et affirme son autonomie dans la douleur, puisque les douleurs sont vécues comme affectant le surmoi. Pseudo-sadisme dans le masochisme : sadisme proprement masochiste qui attaque le surmoi dans le moi et hors du moi.
Ironie sadique : double opération par laquelle le sadique projette nécessairement au dehors son moi dissous, et du même coup vit l'extérieur comme son seul moi.
Humour = triomphe du moi contre le surmoi (« tu vois, quoi que tu fasses, tu es déjà mort, tu n'existes qu'à l'état de caricature, et quand la femme qui me bat te représente, c'est encore toi qui es battu en moi. Je te dénies puisque tu te nies toi-même »). L'humour est l'exercice d'un moi triomphant (critique de la conception freudienne de l'humour comme exprimant un surmoi fort).
Le sadisme va du négatif à la négation, c'est-à-dire d'un processus partiel de destruction toujours réitérée, à une idée totale de la raison. C'est l'état du surmoi dans le sadisme qui rend compte de ce chemin : 1) pour autant que le surmoi sadique expulse le moi, le projette dans la qualité de ses victimes, il se trouve devant un processus de destruction à entreprendre à et à toujours reprendre, 2) pour autant que le surmoi fixe un idéal du moi, c'est-à-dire qu'il s'identifie aux victimes, il totalise les processus partiels, il les dépasse vers une idée de la négation pure.
Le masochisme va de la dénégation au suspens : 1) dénégation : processus qui se libère de la pression du surmoi. Processus qualitatif qui transfère à la mère orale les droits et la possession du phallus. La dénégation récuse le surmoi et confère à la mère le pouvoir de faire naître un moi idéal, pur/autonome/indépendant du surmoi. Dénégation fétichiste (« non, la mère ne manque pas de phallus). La dénégation est le processus de désexualisation proprement masochiste. Le phallus maternel n'est pas un organe sexuel mais au contraire l'organe idéal lui-même producteur d'idéal, c'est-à-dire du moi de la seconde naissance. 2) suspens : incarnation de l'idéal. Nouvelle qualification du moi, idéal de renaissance à partir du phallus maternel.
Le surmoi représente le plus haut point de la désexualisation spécifiquement sadique, mais au plus haut point de cette désexualisation survient la resexualisation totale, celle de la pensée (c'est pourquoi la force démonstrative, les exposés spéculatifs ne s'ajoutent pas du dehors à l’œuvre de Sade : au cœur du sadisme, il y a l'entreprise de sexualiser la pensée/le processus spéculatif en tant qu'il dépend du surmoi). La resexualisation se produit dans l'idéal du moi, dans le penseur (Idée de la raison démonstrative) sadique.
Au plus haut point de la désexualisation masochiste continue de se produire simultanément la resexualisation dans le moi narcissique (qui contemple son image dans le moi idéal à travers la mère orale). Le moi narcissique se resexualise à la mesure de la désexualisation du moi idéal. C'est pourquoi les plus vifs châtiments, les douleurs intenses acquièrent un rôle érotique : ils signifient le processus de désexualisation qui libère le moi idéal du surmoi (et de la ressemblance du père). La resexualisation donne au moi narcissique les plaisirs que le surmoi défend.
Négation = acte de la pensée. Froide pensée du sadique : le double processus de désexualisation et de resexualisation se manifeste dans la pensée et s'exprime dans la force démonstrative. Penseur sadique.
Dénégation= réaction de l'imagination. Imagination glacée du masochiste:le double processus de désexualisation et de resexualisation se manifeste dans l'imagination et s'exprime dans une force dialectique (rapport moi-narcissique/moi idéal). La fantaisie est le lieu originaire du masochisme. Visionnaire masochiste.
On voit donc que l'unité des deux perversions sadique et masochiste relève d'une illusion génétique :
  • la structure du surmoi appartient tout entière au sadisme ; si elle produit un certain masochisme, c'est un masochisme propre au sadique et qui ne coïncide que très grossièrement avec le masochisme du masochiste
  • la structure du moi appartient tout entière au masochisme ; si elle produit un certain sadisme, c'est un sadisme propre au masochiste, et qui ne coïncide que très grossièrement avec le sadisme du sadique.

Sadisme et masochisme ont chacun une forme particulière de désexualisation et de resexualisation. L'affinité avec la douleur dépend de conditions formelles différentes dans les deux cas : pas d'unité/communication entre les deux perversions. Certes, l'instinct de mort est l'enveloppe commune du sadisme et du masochisme, et dans les deux cas il n'est jamais donné ; mais différences dans leur rapport respectif à l'instinct de mort : ce n'est pas en termes de dérivation génétique mais de scission structurale que le sadisme et le masochisme révèlent leur nature.
  • l'instinct de mort est pensé dans le surmoi à la manière sadique. Instinct de mort dont on ne peut parler que de manière spéculative.
  • l'instinct de mort est imaginé dans le moi à la manière masochiste. Instinct de mort dont on ne peut parler que de manière mythique.

On peut toujours parler de la violence et de la cruauté dans la vie sexuelle ; on peut toujours montrer que cette violence ou cette cruauté se combinent avec la sexualité de diverses façons, et on peut toujours inventer les moyens de passer d'une combinaison à une autre. On dit que c'est le même qui aime à faire souffrir et à souffrir. On considère, en vertu de préjugés transformistes, que l'unité sado-masochiste va de soi.

Ce qu'on veut montrer ici, c'est qu'alors on se contente de gros concepts mal différenciés. Pour assurer l'unité du sadisme et du masochisme, on utilise deux procédés :
  • d'un point de vue étiologique, on mutile le sadisme et le masochisme de certaines de leurs composantes respectives, pour en faire autant de transitions de l'un à l'autre. Par exemple, on présente le surmoi (partie composante essentielle du sadisme) comme le point où le sadisme se retourne en masochisme ; de même on présente le moi (partie composante essentielle du masochisme) comme le point où le masochisme se retourne en sadisme.
  • D'un point de vue symptomatologique, on considère des syndromes grossiers, de vagues coïncidences, comme preuves de l'entité sado-masochiste.

La croyance en une unité sado-masochiste repose sur une tradition pré-freudienne faite d'assimilations hâtives et de mauvaises interprétations génétistes que la psychanalyse s'est contentée de rendre plus convaincantes au lieu de les mettre en question. C'est pourquoi la lecture de Masoch est nécessaire. Il est injuste de ne pas lire Masoch, quand Sade est l'objet d'études si profondes. Il ne serait pas moins injuste de lire Masoch en y cherchant un simple complément de Sade, une sorte de vérification d'après laquelle le sadisme se retournerait bien en masochisme, quitte à ce que le masochisme à son tour débouche dans un sadisme. En réalité, le génie de Sade et le génie de Masoch sont tout à fait différents ; leur monde est incommunicant, leur technique romanesque est sans rapport :
  • Sade s'exprime dans une forme qui réunit l'obscénité des descriptions à la rigueur apathique des démonstrations
  • Masoch s'exprime dans une forme qui multiplie les dénégations pour faire naître dans la froideur un suspens esthétique. Masoch est le maître du phantasme et du suspens.

Que les noms de Sade et de Masoch aient servi à désigner les deux perversions de base doit nous rappeler que les malades sont dénommées d'après leurs symptômes avant de l'être en fonction de leurs causes. Sado-masochisme est un nom mal fabriqué, un monstre sémiologique.

Synthèse de toutes les différences (11) :

Sadisme
Masochisme
Faculté spéculative-démonstrative
Faculté dialectique-démonstrative
Négatif/négation
Dénégation/suspensif
Réitération quantitative
Suspens qualitatif
Masochisme propre au sadique (sans rapport avec le masochisme du masochiste)
Sadisme propre au masochisme (sans rapport avec le sadisme du sadique)
Négation de la mère et inflation du père
Dénégation de la mère et annihilation du père.
Rôle et sens spécifique du fétiche et du phantasme
Rôle et sens spécifique du fétiche et du phantasme
Anti-esthétisme
Esthétisme
Sens institutionnel
Sens contractuel
Surmoi et identification
Moi et idéalisation
Forme spécifique de désexualisation et de resexualisation
Forme spécifique de désexualisation et de resexualisation

1 Distinguer entre symptôme et syndrome : les symptômes sont des signes spécifiques d’une maladie, tandis que les syndromes sont des unités de rencontre/croisement qui renvoient à des lignées causales très différentes.

2 Saint-Just, Institutions républicaines : il faut beaucoup d’institutions et très peu de lois ; rien n’est encore fait dans la république tant que les lois l’emportent sur les institutions. D’autant plus de lois qu’il y a peu d’institutions (monarchie, despotisme), d’autant plus d’institutions qu’il y a moins de lois (république).


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire